Des picotements sur la nuque. Elle s’approchait d’une vérité cruciale.
—
— Un des plus célèbres, oui. On s’est toujours demandé pourquoi Courbet s’était représenté sous les traits d’un homme mourant sous un arbre, blessé au cœur. Dans les années 70, on a passé la toile aux rayons X et on a découvert qu’il avait d’abord esquissé une autre scène, avec sa fiancée de l’époque. Avant qu’il n’ait achevé son tableau, la fille l’avait quitté. Courbet a transformé son tableau et s’est représenté agonisant, touché au cœur. Le symbole parle de lui-même.
L’idée enflamma son cerveau. Les toiles de Narcisse étaient des repentirs. Sous ses autoportraits, l’artiste avait peint
L’iPhone. Les chasseurs empruntaient la rue du Bac et stoppaient au coin de la rue de Montalembert. Elle relut sa liste. Un nom lui sauta au visage : Sylvain Reinhardt habitait au numéro un de cette rue.
Elle fonçait vers la sortie quand un dernier réflexe la retint :
—
— Peut-être, oui. Dans une monographie. Je…
— Allez la chercher.
— Mais…
— Magnez-vous.
Pernathy disparut. Anaïs ne tenta pas d’ordonner ses idées. Les battements de son sang avaient remplacé toute réflexion, tout raisonnement.
— Voilà.
Pernathy tenait un livre ouvert entre ses mains.
Sur le pan gauche de la chemise blanche, une tache rouge crevait la toile. Près du peintre, une épée reposait. Anaïs réagit en flic. Elle se dit que ce tableau était une scène de crime et que cette lame était un leurre. La victime avait voulu cacher aux autres son véritable meurtrier — non pas un rival, avec qui il avait croisé le fer, mais une femme, avec qui il avait croisé sa chair…
— Vous avez la radiographie du tableau ?
— Elle est là.
Pernathy tourna une page. Anaïs vit apparaître le même tableau en noir et blanc. Une lumière blanche l’irradiait et le transformait en songe lunaire. Un détail changeait : à la place des plis du manteau, une femme se logeait dans le creux de l’épaule du peintre. Un spectre immatériel — qui rappelait ces clichés truqués du début du XXe siècle, soi-disant pris lors de séances de spiritisme.
La femme était restée sous la peinture.
Elle remercia le galeriste et partit d’un pas mal assuré. Dans la confusion de son esprit, elle comprit qu’elle redoutait une possibilité plus que toutes les autres.
Que les toiles de Narcisse ne cachent, elles aussi, le fantôme d’une ex.
87
SYLVAIN REINHARDT vivait dans les ténèbres.
Il avait ouvert sa porte avec précaution, émergeant de l’ombre, laissant la chaîne barrer l’entrebâillement. Dans la cage d’escalier, les appliques diffusaient une faible lumière, à la manière de lampes à paraffine au fond d’une mine.
— Je vous reconnais, dit l’homme. Vous êtes Narcisse.
Il s’inclina en signe d’acquiescement.
— Je n’achète jamais directement aux artistes, prévint Reinhardt.
Narcisse tenait sous son bras le tableau enveloppé dans du papier-bulle.
— Je ne suis pas vendeur.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je pourrais d’abord entrer ?
À contrecœur, Sylvain ôta sa chaîne, ouvrit la porte et recula dans le vestibule. Narcisse plongea dans l’obscurité. Il devina les volumes, les parquets, les plafonds très hauts, les lignes spacieuses d’un appartement haussmannien.
Quelques secondes passèrent ainsi, dans le silence, l’immobilité. Enfin, Reinhardt referma la porte et la verrouilla. Les yeux de Narcisse s’habituaient à l’ombre. Un double séjour. Des volets clos. Des meubles couverts de housses grises. Il régnait ici une chaleur suffocante.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Le ton était agressif. Narcisse considéra son hôte. Il portait un jean délavé, un pull ras du cou, des mocassins de bateau. Pour l’instant, il n’avait pas de visage.
— Je voulais vous rencontrer, fit Narcisse prudemment.
— J’évite les contacts avec les artistes dont j’achète les œuvres. C’est ma règle. Quoi qu’on en dise, l’émotion artistique doit rester neutre, objective, impartiale.
Reinhardt esquissa un mouvement vers le salon de droite. Narcisse prit cette direction. La pièce n’était pas en désordre mais elle trahissait l’abandon, la négligence. Un voile de poussière couvrait chaque objet. Une odeur de renfermé crispait les narines. Des flaques plus sombres se détachaient sur le sol — des tapis. Narcisse les imaginait souillés, velus, couverts de cheveux…