Narcisse tenait le poignet de son agresseur. La gueule du canon cracha des étincelles. Le bitume s’ébrécha. Narcisse se démenait toujours, suspendu au bras de son adversaire. Anaïs visa les jambes du mec, se disant que la force de recul allait lui faire atteindre son flanc gauche. Son doigt appuyait sur la détente quand des sirènes retentirent.
Des pneus qui crissent. Des portières qui claquent. Des cris, des ordres qui s’élèvent au-dessus de la panique générale. La nature même de l’air avait changé — une trame qui se serait resserrée, densifiée.
Elle se concentra sur sa cible. Le combat était passé à l’arme blanche. Narcisse, dos au sol, tenait un cran d’arrêt. Il fourrageait le ventre de son agresseur qui tentait de le mordre au visage. L’homme en Hugo Boss se releva d’un coup. Les pans de son manteau flottaient. Il recula en titubant, plié en deux, alors que des voix amplifiées les sommaient de se rendre. Narcisse s’était redressé lui aussi, couteau en main.
Elle vit un policier en tenue le mettre en joue. Sans réfléchir, elle tira en l’air, en direction des flics. Elle se récolta une volée d’acier en retour. Elle plongea et se cramponna au trottoir. Les balles crépitèrent sur les carrosseries, crevèrent les façades du Monoprix, cinglèrent les bornes de Vélib qui se trouvaient là. Les bleus avaient identifié un autre ennemi et ne faisaient plus de quartier.
Elle releva la tête et vit la fin de l’affrontement. Une escouade de flics avait profité de la diversion pour se rapprocher de Narcisse. Ils le matraquaient à bras raccourcis. Elle voulut crier quelque chose. Aucun son ne sortit de sa bouche. À la place, un flux tiède jaillit de ses lèvres. Elle pensa à du sang. C’était de la salive. La tête lui tournait. Elle n’entendait plus rien. Il lui semblait que l’hémoglobine saturait son cerveau, jusque dans ses plus infimes vaisseaux.
Alertée par un pressentiment, elle se retourna. Des hommes casqués étaient sur elle. Elle voulut lever les bras, lâcher son arme, sortir sa carte de flic — tout ça à la fois. Avant qu’elle n’ait pu faire le moindre geste, une matraque s’écrasa sur son visage.
91
— J’VEUX UN SANDWICH ! Bande d’enculés ! J’connais mes droits !
L’homme frappa la vitre blindée avec le poing puis y alla à coups de pied. Anaïs l’aurait bien fait taire mais elle était occupée à éviter les filets de glaire qui serpentaient entre ses pieds. Un clochard venait de glisser du banc et était soulevé de convulsions. À chaque secousse, un jet de vomi se répandait sur le sol.
— Bandes de Nazis ! J’veux parler à mon avocat !
Anaïs se prit la tête à deux mains. Son mal de crâne ne fléchissait pas. Depuis plus de trois heures, elle était enfermée dans une cellule de cinq mètres sur cinq, au commissariat central de la rue Fabert, sur l’esplanade des Invalides.
On l’avait ranimée. On l’avait fouillée. On l’avait déshabillée. On l’avait photographiée. On avait pris ses empreintes. Puis on l’avait enfermée dans cette cage vitrée, en compagnie d’une Cour des miracles braillarde et agitée.
Anaïs connaissait la musique. Pour l’année 2010, le nombre des gardes à vue en France, avoisinait le million. On arrêtait les conducteurs sans permis, les couples qui s’engueulaient, les fumeurs de joints, les clodos, les voleurs de supermarchés… Elle ne pouvait pas se plaindre de faire partie du lot. Après tout, elle avait ouvert le feu sur ses propres collègues. Et on avait découvert des amphétamines dans sa poche.
Elle regarda ses doigts encore maculés d’encre. Bizarrement, elle se sentait calme, résignée. Le principal était acquis : Narcisse était arrêté et sauvé. On allait enfin comprendre la vérité. On allait identifier les deux salopards. On allait éclaircir chaque point de l’imbroglio. Peut-être même réussirait-on à attraper le tueur de clochards…
Elle le sentait : l’affaire touchait à sa fin.
Elle aussi touchait à sa fin.
— Salauds ! Espèces de bâtards ! J’veux voir le commissaire !
Anaïs souleva encore les pieds. Le clodo venait d’envoyer une nouvelle salve. L’odeur de mauvais vin tournait en tempête, associée à la puanteur de pisse et de crasse de la cage. Elle lança un regard distrait à ses compagnons de cellule. Hormis le gueulard et l’épave à terre, il y avait deux kaïras recroquevillés sur leur banc qui paraissaient épuisés. Un punk tressautait sur place, se grattant les bras à les écorcher. Un homme en costume avait l’air abasourdi — sans doute un conducteur sans permis. Deux baby-rockers, aux jeans soigneusement déchirés et tachés de couleurs — des tagueurs — ricanaient en faisant les marioles.
Elle était la seule femme.
D’ordinaire, on ne mélangeait pas les sexes dans l’aquarium mais ce principe n’avait peut-être plus cours à Paris. Ou bien on l’avait confondue avec un mec. Ou bien on l’avait fait exprès, pour lui foutre la pression. À aucun moment, elle n’avait résisté ni protesté. La procédure était en cours. Elle allait comparaître devant le juge. Elle s’expliquerait à ce moment-là…