Janusz était d’accord. Avec ce solitaire, il avait encore eu de la chance. Quelque chose de marginal, de révolté émanait du bonhomme. Un rat de la contre-culture… Ils se changèrent et montèrent dans le Kangoo qui exhalait une douce fragrance, en complète rupture avec les miasmes des égouts.
Le chauffeur prit la direction opposée à Marseille, suivant les panneaux de Cassis. Durant le premier kilomètre, Janusz scruta avec attention la route et le littoral puis il abandonna. La question n’était pas « Où ? » mais « Quoi ? ». Il ne savait ni où aller ni quel était son objectif. Cette idée lui rappela la seule voie à suivre.
Il ouvrit son cartable et attrapa les liasses portant le numéro K095443226.
— Je vais où ? demanda l’autre comme s’il s’agissait d’un plan avec des indications précises.
— Tout droit, fit Janusz.
La première chemise contenait les photos de la scène de crime. C’était le spectacle le plus incroyable qu’il ait jamais contemplé — si on exceptait les photos du Minotaure. Un cadavre noir, squelettique, dans une posture de martyr, regardait le ciel, adossé aux rochers gris de la calanque. De part et d’autre du corps, deux ailes immenses se déployaient, rongées de feu, essaimant des plumes calcinées et des débris de cire.
Il passa aux rapports des flics, reliés sous forme de bouclettes. Les Marseillais n’avaient pas fait les choses à moitié. Ils avaient retracé l’emploi du temps exact de Sokow les jours précédant sa mort. Ils avaient remonté ses origines et dressé un profil de sa personnalité. Un réfugié de l’Est, version punk à chiens. Ils avaient travaillé avec les Stups pour trouver l’origine de l’héroïne retrouvée dans ses veines. Ils n’avaient rien découvert.
Surtout, ils avaient creusé les indices indirects du meurtre. Les ailes. La cire. Les plumes. Ils avaient contacté les fabricants de deltaplanes, les revendeurs d’occasion, les « casses » spécialisées dans ce type de matériel. Dans la région de Marseille puis dans toute la France. Sans résultat. Ils avaient interrogé les producteurs de cire d’abeille du Var et des départements voisins ainsi que leurs clients. Pour rien. Ils avaient sondé les producteurs des plumes utilisées par le tueur — des plumes d’oie blanches. Ils avaient appelé les sites d’élevage ainsi que les principaux acheteurs de cette matière, à l’échelle de la France — les fabricants de literie, de vêtements, de mobilier… Ils n’avaient rien obtenu. Pas un seul client suspect. Pas une seule commande sortant de l’ordinaire durant les mois précédant le meurtre.
À croire que le tueur concoctait lui-même les produits qu’il utilisait…
Ces prouesses de discrétion le rassuraient. Il ne pouvait être celui qui avait manigancé tout ça. Et surtout pas
— Okay, fit l’égoutier, on est à Cassis. Qu’est-ce que je fais ?
— Continue. Roule.
Il ouvrit la dernière chemise. Elle était consacrée au seul témoin de l’affaire, hormis les deux promeneurs qui avaient découvert le corps : Christian Buisson, surnommé « Fer-Blanc ». Une vieille connaissance. Les flics n’avaient pas été plus efficaces que Shampooing et lui-même. Ils n’avaient jamais retrouvé le cinglé, malgré un quadrillage serré du monde des clochards. Ils avaient cuisiné les SDF, le personnel des unités d’accueil, des soupes populaires, des hôpitaux — aucune trace de l’homme au cerveau de métal.
Ils avaient pourtant obtenu une information capitale que Janusz ignorait. Christian Buisson était malade. Très malade. Un cancer dévorait son foie, suite à une hépatite C contractée des années auparavant.
Les flics avaient décroché ces renseignements auprès d’un médecin bénévole, Éric Enoschsberg, venu de Nice, appartenant à l’association « Médecins des rues ». La conclusion du dernier rapport coulait de source : Christian Buisson était mort quelque part, sur un lit d’hôpital ou sous un carton d’emballage, de manière anonyme.
— Trouve-moi une cabine téléphonique, fit-il à son chauffeur.
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— DOCTEUR ENOSCHSBERG ?
— C’est moi.
— Je suis commandant de police au poste central de Bordeaux.
— De quoi s’agit-il ?
Janusz avait acheté une carte de téléphone en compagnie de l’égoutier. Son « bodyguard » faisait maintenant les cent pas devant la cabine, ne manifestant aucun geste suspect ni intention de fuir. Janusz lui avait promis qu’il tirerait sans hésiter s’il déconnait.
— Je voudrais vous parler d’un de vos patients, Christian Buisson. Tout le monde l’appelle Fer-Blanc.
— J’ai déjà répondu à toutes les questions de vos collègues, en décembre dernier.
— Il y a des faits nouveaux. Le tueur a frappé une nouvelle fois. Dans notre ville.
— Et alors ?
— Je vous téléphone pour un complément d’enquête.
Un silence suivit. Janusz n’aurait pas placé Enoschsberg dans la catégorie des supporters de la police. Son numéro de portable était inscrit en tête de son PV d’audition.
— Vous avez expliqué que vous soigniez Christian Buisson l’été dernier et…
— Soigner, c’est beaucoup dire. Au stade où il en était…