En revanche, aucun doute : c’était bien le même tueur. Le modus operandi, l’héroïne, la mise en scène symbolique désignaient la même folie. Anaïs n’avait noté qu’une différence : nulle part il n’était mentionné que le corps de Tzevan Sokow contenait moins de sang que la normale. Anaïs n’avait pas oublié ce détail — on avait prélevé un ou plusieurs litres d’hémoglobine sur le cadavre de Philippe —, même si elle n’était pas parvenue à l’expliquer ni à l’exploiter. Longo avait déduit ce fait grâce à la pâleur du corps. Impossible de rien constater sur le cadavre calciné d’Icare.
Aux environs de 11 heures 30, quand Anaïs s’était imprégnée des éléments de l’enquête, elle avait appelé Pascale Andreu, magistrate saisie de l’instruction, qui avait accepté de déjeuner avec elle le jour même. C’est au retour du restaurant que l’impossible était survenu. Janusz fuyant sous son nez, le dossier d’instruction sous le bras…
On pouvait difficilement imaginer pire.
Pour la deuxième fois en 48 heures, elle avait laissé filer le fugitif.
Deversat avait raison. Elle aurait dû profiter de Marseille en hiver, marcher sur les plages sans se mêler de quoi que ce soit…
Elle se redressa et s’ébroua. Le CIAT de l’Évêché était installé dans un hôtel particulier du XIXe siècle. En réalité, elle se trouvait dans le bâtiment moderne, qui jouxtait le monument classé, mais ses fenêtres donnaient sur la cathédrale de la Major. La grande église, construite en deux pierres différentes, ressemblait, avec ses tons crème et chocolat, à un gâteau italien.
Son portable sonna. Elle essuya les larmes qui inondaient ses yeux. Des larmes insouciantes. Des larmes de défoncée qui ne sait plus où elle en est. Elle devait arrêter toutes ces merdes chimiques…
— Deversat. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Vous aviez l’interdiction formelle de participer à cette enquête.
— J’ai bien compris.
— Il est trop tard pour comprendre. Vous êtes maintenant impliquée jusqu’au cou dans cette galère.
— Comment ça « impliquée » ?
— Il suffit que vous soyez présente pour que Janusz parvienne à se faire la malle.
Anaïs vit la pièce s’assombrir autour d’elle.
— Vous me soupçonnez ?
— Moi, non. Les gars de l’IGS vont pas s’en priver.
Sa gorge était plus sèche qu’un four à chaux.
— Une… une enquête a été ordonnée ?
— J’en sais rien. Ils viennent de m’appeler. Ils vous attendent ici, à Bordeaux.
Cette histoire allait lui coûter beaucoup plus cher qu’un simple blâme. La police des polices fouillerait sa vie. Remonterait à Orléans et à ses méthodes borderline. À sa santé psychique défaillante. À son père et son passé de tortionnaire…
La voix de Deversat revint à ses tympans. Le ton avait changé. Plus chaleureux. Presque paternaliste.
— Je vous soutiendrai, Anaïs. Ne prenez pas tout ça trop à cœur. Vous êtes encore jeune et…
— Allez vous faire foutre !
Elle raccrocha violemment. Au même instant, la serrure se déverrouilla. Crosnier. C’était un barbu costaud, à l’air plutôt placide. Il avait un sourire narquois aux lèvres, noyé dans les poils de sa barbe poivre et sel.
— Vous vous êtes bien foutu de ma gueule.
Il parlait d’une voix douce, Anaïs se méfiait : peut-être une stratégie d’attaque.
— Je n’avais pas le choix.
— Bien sûr que si. Vous auriez pu jouer franc jeu et m’expliquer la situation.
— Vous m’auriez suivie ?
— Je suis sûre que vous auriez su me convaincre.
Crosnier attrapa une chaise, la retourna et l’enfourcha, les deux bras croisés sur le dossier.
— Et maintenant ?
Il n’y avait pas la moindre ironie dans sa question. Plutôt une bienveillance épuisée.
— Rendez-moi le dossier d’Icare, ordonna-t-elle. Laissez-moi encore l’étudier cette nuit.
— Pourquoi ? Je le connais par cœur. Vous n’y trouverez rien de neuf.
— J’y trouverai ce que Janusz y cherche. Il a pris tous ces risques pour récupérer ces documents chez la juge…
— Je viens de l’avoir au téléphone. Le Parquet la menace de la dessaisir de cette instruction.
— Pourquoi ?
— Pour avoir raconté sa vie à une flic sans la moindre autorité dans cette affaire. Pour avoir laissé son bureau ouvert. Pour ne pas avoir conservé ce dossier réactivé dans une armoire verrouillée. Choisissez la raison.
Anaïs eut une brève pensée pour cette juge fantasque qui l’avait submergée de paroles durant le déjeuner. Encore une qui allait passer un sale quart d’heure.
— Donnez-moi le dossier, répéta-t-elle. Donnez-moi cette nuit.
Crosnier sourit à nouveau. Il avait un visage de gros nounours fatigué, plutôt séduisant.
— Votre gars, là, qu’est-ce qu’il peut au juste ?
— Il cherche le coupable.
— Ce n’est pas lui ?
— Depuis le début, je le crois innocent.
— Et ses empreintes à la gare de Bordeaux ? son imposture ? sa fuite ?
— Appelons ça une réaction en chaîne.
— Vous évoluez vraiment à contre-courant.
— Donnez-moi la nuit, insista-t-elle. Enfermez-moi ici, dans ce bureau. Demain matin, je saurai où est parti Freire.
— Freire ?
— Je veux dire : Janusz.
Le commandant de police sortit de sa poche un bloc Rhodia de petite taille et une liasse de photocopies. Il posa l’ensemble devant Anaïs.