L’homme était toujours anormalement prévenant et sûr de lui. Janusz se prit une nouvelle suée. Cette attitude cachait-elle un piège ? Une alarme s’était-elle déclenchée à son insu ? Il balaya la question. Il était forcé de faire confiance à son guide.
Alors qu’il s’équipait, l’autre demanda :
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Y a qu’une chose que tu dois savoir : j’ai plus rien à perdre. T’es relié par VHF ?
— Non. Y a juste un central ici qu’on peut utiliser pour contacter les autres équipes. Je peux aussi envoyer un message avec mon terminal portable.
— On laisse tout ça ici. Ton absence, on va la remarquer ?
— J’aimerais bien… Mais dans ces galeries, je ne suis qu’un rat parmi d’autres. Je descends, je vérifie, je remonte. Tout le monde s’en fout.
Impossible de savoir s’il bluffait. Janusz esquissa un mouvement avec son calibre :
— On y va.
Ils empruntèrent des tunnels. Chacun d’eux était la copie conforme du précédent. Janusz transpirait abondamment — il régnait dans ces boyaux une chaleur doucereuse, puante, abjecte.
Il ne mit pas longtemps à comprendre l’indifférence de l’égoutier. L’homme était monomaniaque. Son métier était son obsession. Il faisait corps avec son labyrinthe. Au fil de leur marche, il se mit à parler. Et à parler encore. Du réseau souterrain des égouts. De l’histoire de Marseille. De la peste. Du choléra…
Janusz n’écoutait pas. Il voyait les rats courir sur les tuyaux, à hauteur de leur visage. Il voyait défiler les noms des rues. Mais il n’avait pas assez sillonné Marseille pour se repérer. Il était obligé de suivre aveuglément l’homme-rat qui traînait ses bottes dans la gargouille centrale.
Il avait perdu la notion du temps et de l’espace. Il demandait parfois :
— C’est encore loin ?
L’autre répondait de manière confuse, reprenant aussitôt son discours historique. Un cinglé. Une fois, une seule fois, Janusz nota un changement parmi les boyaux. Les rats furent d’un coup plus nombreux, grouillant à leurs pieds, galopant les uns sur les autres, grimpant vers la voûte du plafond. Leurs couinements ricochaient contre les parois en un millier d’échos.
— Les Baumettes, commenta l’égoutier. La prison. Une splendide source de bouffe, de déchets, de chaleur…
Janusz traversa la meute sur la pointe des pieds. Plus loin, le tunnel s’élargit pour devenir un canal, lourd et sombre. Ils avaient de l’eau — de la boue — jusqu’aux genoux.
— Un bassin de dessablement qui permet aux matières denses de s’accumuler. Mettez votre masque. Les émanations commencent ici. Elles sont dangereuses parce que notre odorat ne les remarque pas alors qu’elles sont mortelles.
Ils pataugèrent. Janusz n’entendait plus que le bruit de sa propre respiration, amplifié par le système du masque. Il avait dans la bouche un goût de fer et de caoutchouc. Une rangée de néons projetaient leurs ombres froissées sur les murs ruisselants. Un kilomètre plus loin, le décor changea encore. Ils purent remonter sur des berges étroites alors que le bassin s’élargissait.
Le maître des lieux abaissa son masque :
— C’est bon, fit-il.
Janusz attrapa sa première goulée d’air libre comme un noyé qui revient à la vie. Il déglutit et risqua sa sempiternelle question :
— C’est encore loin ?
L’autre se contenta de tendre son index. Au bout du tunnel, une clarté inhabituelle se dessinait. Non pas ouvertement, mais en réflexion sur les eaux noires. Petits losanges disséminés à la surface comme des fragments de mica.
— Qu’est-ce que c’est ?
L’égoutier attrapa son trousseau de clés :
— Le soleil.
64
JANUSZ et le technicien se mirent d’accord. L’homme possédait une voiture garée sur le parking de la station d’épuration. Il le déposerait dans un village de son choix et les deux hommes s’oublieraient mutuellement.
Sans casque ni masque, l’homme révélait un teint tanné, buriné. L’arpenteur des bas-fonds devait pêcher, le week-end, à ciel ouvert. Ils se tenaient sur la falaise qui surplombe le grand collecteur de Marseille. Face à eux, sous la lumière bleue, la mer se déployait à 180 degrés. De loin en loin, les flots se déchiraient sur le dos d’îlots noirs qui provoquaient des lisérés d’écume argentée. La vision était merveilleuse, mais la puanteur infâme.
Si on se baissait vers l’à-pic, on discernait la réalité de la calanque de Cortiou : des masses de mousse jaunâtres, des courants de merde, des traînées de déchets qui se mélangeaient aux flots indigo. Des milliers de goélands tournaient au-dessus de ce bouillon, cherchant leur bonheur parmi ces tonnes de détritus rejetés nuit et jour.
— Mon Kangoo est là-bas. Je te largue et après ça, c’est adios.
Janusz sourit au passage du tutoiement. Il avait glissé le calibre dans son dos et choisi la solution paresseuse : faire confiance au scaphandrier de la fange.
— Tu conduis. (Il ajouta, pour la forme :) Et pas d’embrouille.
— Si j’avais voulu t’embrouiller, tu serais encore en train de patauger dans un déversoir.