– Voilà, j'ai trouvé, dit-elle avec triomphe, en mettant le doigt dessus. Le sept octobre 1956 et des poussières.
~ Comment, des poussières? fit plaintivement Monsieur Kadir Yoûssef.
– C'est pour arrondir. J'ai reçu ce jour-là deux garçons dont un dans un état musulman et un autre dans un état juif…
Elle réfléchit et son visage s'illumina de compréhension.
– Ah bon, tout s'explique! dit-elle avec plaisir. J'ai dû me tromper de bonne religion.
– Comment? dit Monsieur Yoûssef Kadir, vivement intéressé. Comment ça?
– J'ai dû élever Mohammed comme Moïse et Moïse comme Mohammed, dit Madame Rosa. Je les ai reçus le même jour et j'ai mélangé. Le petit Moïse, le bon, est maintenant dans une bonne famille musulmane à Marseille, où il est très bien vu. Et votre petit Mohammed ici présent, je l'ai élevé comme juif.
– Comment, il a toujours mangé
– J'ai fait une erreur identique, dit Madame Rosa. L'identité, vous savez, ça peut se tromper également, ce n'est pas à l'épreuve. Un gosse de trois ans, ça n'a pas beaucoup d'identité, même quand il est circoncis. Je me suis trompé de circoncis, j'ai élevé votre petit Mohammed comme un bon petit Juif, vous pouvez être tranquille. Et quand on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'étonner qu'il devient juif…
– Mais j'étais dans l'impossibilité clinique! gémit Monsieur Kadir Yoûssef.
– Bon, il était arabe, maintenant il est un peu juif, mais c'est toujours votre petit! dit Madame Rosa avec un bon sourire de famille.
Le mec s'est levé. Il a eu la force de l'indignation et il s'est levé.
– Je veux mon fils arabe! gueula-t-il. Je ne veux pas de fils juif!
– Mais puisque c'est le même, dit Madame Rosa avec encouragement.
– C'est pas le même! On me l'a baptisé!
– Tfou, tfou, tfou! cracha Madame Rosa, qui avait quand même des limites. Il n'a pas été baptisé. Dieu nous en garde. Moïse est un bon petit Juif. Moïse, n'est-ce pas que tu es un bon petit Juif?
– Oui, Madame Rosa, dit Moïse, avec plaisir, car il s'en foutait comme de père et mère.
Monsieur Yoûssef Kadir s'est levé et il nous regardait avec des yeux où il y avait des horreurs. Puis il s'est mis à taper du pied, comme s'il dansait sur place une petite danse avec le désespoir.
– Je veux qu'on me rende mon fils dans l'état dans lequel il se trouvait! Je veux mon fils dans un bon état arabe et pas dans un mauvais état juif!
– Les états arabes et les états juifs, ici, ce n'est pas tenu compte, dit Madame Rosa. Si vous voulez votre fils, vous le prenez dans l'état dans lequel il se trouve. D'abord, vous tuez la mère du petit, ensuite vous vous faites déclarer psychiatrique et ensuite vous faites encore un état parce que votre fils a été grandi juif, en tout bien tout honneur! Moïse, va embrasser ton père même si ça le tue, c'est quand même ton père!
– Il n'y a pas à chier, dis-je, car j'étais drôlement soulagé à l'idée que j'avais quatre ans de plus.
Moïse a fait un pas vers Monsieur Yoûssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison.
– Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame.
Il s'est levé, il a fait un pas vers la porte et c'est là qu'il y a eu indépendance de sa volonté. Au lieu de sortir comme il en manifestait clairement l'intention, il a dit
– Tiens, qu'est-ce qu'il a? a demandé Madame Rosa, en se ventilant avec son éventail du Japon, car il n'y avait que ça à faire. Qu'est-ce qu'il a? Il faut voir.
On ne savait pas s'il était mort ou si c'était seulement pour un moment, car il ne donnait aucun signe. On a attendu, mais il refusait de bouger. Madame Rosa a commencé à s'affoler car la dernière chose qu'il nous fallait c'était la police, qui ne finit jamais quand elle commence. Elle m'a dit de courir vite chercher quelqu'un faire quelque chose mais je voyais bien que Monsieur Kadir Yoûssef était complètement mort, à cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus à se biler. J'ai pincé Monsieur Yoûssef Kadir ici et là et je lui ai placé le miroir devant les lèvres, mais il n'avait plus de problème. Moïse naturellement a filé tout de suite, car il était pour la fuite, et moi j'ai couru chercher les frères Zaoum pour leur dire qu'on avait un mort et qu'il fallait le mettre dans l'escalier pour qu'il ne soit pas mort chez nous. Ils sont montés et ils l'ont mis sur le palier du quatrième devant la porte de Monsieur Char-mette qui était français garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.