Madame Lola était gentille comme je n'en ai pas connu beaucoup. Elle a toujours voulu avoir des enfants mais je vous ai déjà expliqué qu'elle n'était pas équipée pour ça, comme beaucoup de travestites qui ne sont pas de ce côté-là en règle avec les lois de la nature. Elle m'a promis de s'occuper de moi, elle m'a pris sur ses genoux et elle m'a chanté des berceuses pour enfants du Sénégal. En France il y en a aussi, mais je n'en avais jamais entendu parce que je n'ai jamais été un bébé, j'avais toujours d'autres soucis en tête. Je me suis excusé, j'avais déjà quatorze ans et on ne pouvait pas jouer à la poupée avec moi, ça faisait bizarre. Puis elle est partie se préparer pour son travail et Monsieur Waloumba a fait monter la garde autour de Madame Rosa par sa tribu et ils ont même cuit un mouton entier qu'on a mangé en pique-nique assis par terre autour d'elle. C'était sympa, on avait l'impression d'être dans la nature.
On a essayé de nourrir Madame Rosa en lui mâchant d'abord la viande, mais elle restait avec les morceaux à moitié dans la bouche et à moitié dehors à regarder tout ce qu'elle ne voyait pas de ses bons yeux juifs. Ça n'avait pas d'importance parce qu'elle avait assez de graisse sur elle pour la nourrir et même pour nourrir toute la tribu de Monsieur Waloumba, mais c'est fini ce temps-là, ils ne mangent plus les autres. Finalement, comme la bonne humeur régnait et qu'ils ont bu de l'alcool de palme, ils se sont mis à danser et à faire de la musique autour de Madame Rosa. Les voisins ne se plaignaient pas pour le bruit parce que ce ne sont pas des gens qui se plaignent et il n'y en avait pas un qui n'avait pas des papiers en règle. Monsieur Waloumba a fait boire à Madame Rosa un peu d'alcool de palme qu'on achète rue Bisson dans le magasin de Monsieur Somgo avec des noix de cola qui sont également indispensables, surtout en cas de mariage. Il paraît que l'alcool de palme était bon pour Madame Rosa car il monte à la tête et ouvre les voies de circulation, mais ça n'a rien donné du tout, sauf qu'elle est devenue un peu rouge. Monsieur Waloumba disait que le plus important était de faire beaucoup de tam-tam pour éloigner la mort qui devait déjà être là et qui avait une peur bleue des tam-tams, pour des raisons à elle. Les tam-tams sont des petits tambours qu'on frappe avec les mains et ça a duré toute la nuit.
Le deuxième jour, j'étais sûr que Madame Rosa était partie pour battre le record du monde et qu'on ne pouvait pas éviter l'hôpital où ils allaient faire tout leur possible. Je suis sorti et j'ai marché dans les rues en pensant à Dieu et à des choses comme ça, car j'avais envie de sortir encore plus.
Je suis allé d'abord rue de Ponthieu, dans cette salle où ils ont des moyens pour faire reculer le monde. J'avais aussi envie de revoir la môme blonde et jolie qui sentait frais dont je vous ai parlé, je crois, vous savez, celle qui s'appelait Nadine ou comment déjà. C'était peut-être pas très gentil pour Madame Rosa, mais qu'est-ce que vous voulez. J'étais dans un tel état de manque que je ne sentais même pas les quatre ans de plus que j'avais gagnés, c'était comme si j'en avais toujours dix, je n'avais pas encore la force de l'habitude.
Bon, vous n'allez pas me croire si je vous disais qu'elle était là à m'attendre, dans cette salle, je ne suis pas le genre de mec qu'on attend. Mais elle était là et j'ai presque senti le goût de la glace à la vanille qu'elle m'avait payée.
Elle ne m'a pas vu entrer, elle était en train de dire des mots d'amour au micro, et ce sont là des choses qui vous occupent. Sur l'écran, il y avait une bonne femme qui remuait les lèvres mais c'était l'autre, la mienne, qui disait tout à sa place. C'est elle qui lui donnait sa voix. C'est technique.
Je me suis mis dans un coin et j'ai attendu. J'étais dans un tel état de manque que j'aurais pleuré, si je n'avais pas quatre ans de plus. Même comme ça, j'étais obligé de me retenir. La lumière s'est allumée et la môme m'a aperçu. Il ne faisait pas très clair dans la salle, mais elle a tout de suite vu qui j'étais et là c'est parti d'un seul coup et j'ai pas pu me retenir.
– Mohammed!
Elle a couru vers moi comme si j'étais quelqu'un et m'a mis le bras autour des épaules. Les autres me regardaient parce que c'est un nom arabe.
– Mohammed! Qu'est-ce qu'il y a? Pourquoi pleures-tu? Mohammed!
J'aimais pas tellement qu'elle m'appelle Mohammed parce que ça fait beaucoup plus loin que Momo mais à quoi bon.
– Mohammed! Parle-moi! Qu'est-ce qu'il y a?
Vous pensez comme c'était facile de lui dire. Il n'y avait même pas par où commencer. J'ai avalé un grand coup.
– Il y a… il y a rien.
– Écoute, j'ai fini mon travail, on va aller chez moi et tu vas tout me raconter.