Quand je suis monté, le docteur Katz était encore là et il essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille à l'hôpital. Il y avait quelques autres personnes qui étaient montées, Monsieur Zaoum l'aîné, Monsieur Waloumba qui n'était pas de service et cinq de ses copains du foyer, car la mort donne de l'importance à une personne quand elle s'approche et on la respecte davantage. Le docteur Katz mentait comme un arracheur de dents pour faire régner la bonne humeur, car le moral aussi, ça compte.
– Ah, voilà notre petit Momo qui vient aux nouvelles! Eh bien, les nouvelles sont bonnes, ce n'est toujours pas le cancer, je peux vous rassurer tous, ha, ha!
Tout le monde souriait et surtout Monsieur Waloumba qui était fin psychologue et Madame Rosa était contente elle aussi, car elle avait quand même réussi quelque chose dans sa vie.
– Mais comme nous avons des moments diffi-ciles, parce que notre pauvre tête est parfois privée de circulation, et comme nos reins et notre cœur ne sont pas ce qu'ils étaient autrefois, il vaut peut-être mieux que nous allions passer quelque temps à l'hôpital, dans une grande et belle salle où tout finira par s'arranger!
J'avais froid aux fesses en écoutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'était pas possible de se faire avorter à l'hôpital même quand on était à la torture et qu'ils étaient capables de vous faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La médecine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour empêcher que la volonté de Dieu soit faite. Madame Rosa avait mis sa robe bleue, et son châle brodé qui était de valeur et elle était contente de présenter de l'intérêt. Monsieur Waloumba s'est mis à jouer de son instrument de musique, car c'était un moment pénible, vous savez, quand personne ne peut rien pour personne. Moi je souriais aussi, mais à l'intérieur j'avais envie de crever. Des fois je sens que la vie, c'est pas ça, c'est pas ça du tout, croyez-en ma vieille expérience. Puis ils sont sortis tous à la queue leu leu et dans le silence, car il y a des moments où on n'a plus rien à dire. Monsieur Waloumba nous a fait encore quelques notes qui sont parties avec lui.
On est restés seuls tous les deux comme je ne le souhaite à personne.
– Tu as entendu, Momo? C'est l'hôpital, maintenant. Et toi, qu'est-ce que tu vas devenir?
Je me suis mis à siffloter, c'était tout ce que je pouvais dire.
Je me tournai vers elle pour lui sortir n'importe quoi dans le genre Zorro, mais là j'ai eu un coup de pot parce que juste à ce moment-là ça s'est bloqué dans sa tête et elle est restée partie deux jours et trois nuits sans se rendre compte. Mais son cœur continuait à servir et elle était pour ainsi dire en vie.
Je n'osais pas appeler le docteur Katz ou même les voisins, j'étais sûr que cette fois on allait nous séparer. Je suis resté assis à côté d'elle autant que c'est possible sans aller pisser ou manger un morceau. Je voulais être là quand elle allait revenir pour être la première chose qu'elle verrait. Je mettais la main sur sa poitrine et je sentais son cœur, malgré tous les kilos qui nous séparaient. Le Nègre est venu, parce qu'il ne me voyait plus nulle part et il a regardé Madame Rosa longuement, en fumant une cigarette. Puis il a fouillé dans sa poche et il m'a donné un numéro imprimé. C'était marqué
Et puis il m'a tapé sur l'épaule et il est parti.
Le deuxième jour j'ai couru chercher Madame Lola et elle est montée avec des disques pop qui gueulaient le plus, Madame Lola disait qu'ils réveillaient les morts, mais ça n'a rien donné. C'était le légume que le docteur Katz avait annoncé dès le début et Madame Lola était tellement émue de voir sa copine dans cet état qu'elle n'est pas allée au bois de Boulogne la première nuit, malgré le préjudice qu'elle subissait. Ce Sénégalais était une véritable personne humaine et un jour j'irai la voir.
On a dû laisser la Juive dans son fauteuil. Même Madame Lola, malgré ses années dans le ring, ne pouvait pas la soulever.
Le plus triste avec les personnes qui s'en vont de la tête est qu'on ne sait pas combien ça va durer. Le docteur Katz m'avait dit que le record du monde, c'était un Américain qui le détenait avec dix-sept ans et des poussières, mais pour ça, il faut des soigneurs et des installations spéciales qui font du goutte-à-goutte. C'était terrible de penser que Madame Rosa allait peut-être devenir champion du monde, car elle en avait déjà assez comme ça et la dernière chose qui l'intéressait c'était de battre les records.