J'étais content de savoir que ma mère s'appelait Aïcha. C'est le plus joli nom que vous pouvez imaginer.
– J'ai été très bien soigné, dit Monsieur Yoûs-sef Kadir. Je n'ai plus de crises de violence, j'ai été guéri de ce côté-là. Mais je n'en ai plus pour longtemps, j'ai un cœur qui ne supporte pas les émotions. Les médecins m'ont autorisé à sortir pour les sentiments, Madame. Je veux voir mon fiîs, l'embrasser, lui demander de me pardonner et…
Merde. Un vrai disque.
– … et lui demander de prier pour moi.
Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, à cause des émotions que ça allait lui causer.
– C'est lui?
Mais Madame Rosa avait toute sa tête et même davantage. Elle s'est ventilée, en regardant Monsieur Yoûssef Kadir comme si elle savourait d'avance.
Elle s'est ventilée encore en silence et puis elle s'est tournée vers Moïse.
– Moïse, dis bonjour à ton papa.
– B'jour, p'pa, dit Moïse, car il savait bien qu'il n'était pas arabe et n'avait rien à se reprocher.
Monsieur Yoûssef Kadir devint encore plus pâle que possible.
– Pardon? Qu'est-ce que j'ai entendu? Vous avez dit Moïse?
– Oui, j'ai dit Moïse, et alors?
Le rnec se leva. Il se leva comme sous l'effet de quelque chose de très fort.
– Moïse est un nom juif, dit-il. J'en suis absolument certain, Madame. Moïse n'est pas un bon nom musulman. Bien sûr, il y en a, mais pas dans ma famille. Je vous ai confié un Mohammed, Madame, je ne vous ai pas confié un Moïse, Je ne peux pas avoir un fils juif, Madame, ma santé ne me le permet pas.
Moïse et moi, on s'est regardé, on a réussi à ne pas nous marrer.
Madame Rosa parut étonnée. Ensuite elle a paru plus étonnée encore. Elle s'est ventilée. Il y a eu un immense silence où il se passait toutes sortes de choses. Le mec était toujours debout mais il tremblait des pieds à la tête.
– Tss, tss, fit Madame Rosa, avec sa langue, en hochant la tête. Vous êtes sûr?
– Sûr de quoi, Madame? Je ne suis sûr d'absolument rien, nous ne sommes pas mis au monde pour être sûrs. J'ai le cœur fragile. Je dis seulement une petite chose que je sais, une toute petite chose, mais j'y tiens. Je vous ai confié il y a onze ans un fils musulman âgé de trois ans, prénommé Mohammed. Vous m'avez donné un reçu pour un fils musulman, Mohammed Kadir. Je suis musulman, mon fils était musulman. Sa mère était une musulmane. Je dirais plus que ça: je vous ai donné un fils arabe en bonne et due forme et je veux que vous me rendiez un fils arabe. Je ne veux absolument pas un fils juif, Madame. Je n'en veux pas, un point, c'est tout. Ma santé ne me le permet pas. Il y avait un Mohammed Kadir, pas un Moïse Kadir, Madame, je ne veux pas redevenir fou. Je n'ai rien contre les Juifs, Madame, Dieu leur pardonne. Mais je suis un Arabe, un bon musulman, et j'ai eu un fils dans le même état. Mohammed, Arabe, musulman. Je vous l'ai confié dans un bon état et je veux que vous me le rendiez dans le même. Je me permets de vous signaler que je ne peux supporter des émotions pareilles. J'ai été objet des persécutions toute ma vie, j'ai des documents médicaux qui le prouvent, qui reconnaissent à toutes fins utiles que je suis un persécuté.
– Mais alors, vous êtes sûr que vous n'êtes pas juif? demanda Madame Rosa avec espoir.
Monsieur Kadir Yoûssef a eu quelques spasmes nerveux sur la figure, comme s'il avait des vagues.
– Madame, je suis persécuté sans être juif. Vous n'avez pas le monopole. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'être persécutés aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'état arabe dans lequel je vous l'ai confié contre reçu. Je ne veux pas de fils juif sous aucun prétexte, j'ai assez d'ennuis comme ça.
– Bon, ne vous émouvez pas, il y a peut-être eu une erreur, dit Madame Rosa, car elle voyait bien que le mec était secoué de l'intérieur et qu'il faisait même pitié, quand on pense à tout ce que les Arabes et les Juifs ont déjà souffert ensemble. – Il y a sûrement eu une erreur, oh mon Dieu, dit Monsieur Yoûssef Kadir, et il dut s'asseoir parce que ses jambes l'exigeaient.
– Momo, fais-moi voir les papiers, dit Madame Rosa.
J'ai sorti la grande valise de famille qui était sous le lit. Comme j'y avais souvent fouillé à la recherche de ma mère, personne ne connaissait le bordel qu'il y avait là-dedans mieux que moi. Madame Rosa mettait les enfants de putes qu'elle prenait en pension sur des petits bouts de papier où il n'y avait rien à comprendre, parce que chez nous c'était la discrétion et les intéressées pouvaient dormir sur leurs deux oreilles. Personne ne pouvait les dénoncer comme mères pour cause de prostitution avec déchéance paternelle. S'il y avait un maquereau qui voulait les faire chanter dans ce but pour les envoyer à Abidjan, il aurait pas retrouvé un môme là-dedans, même s'il avait tait des études spéciales.
J'ai donné toute la paperasserie à Madame Rosa et elle a mouillé son doigt et a commencé à chercher à travers ses lunettes.