– Où sont les traces, dit-il, si mademoiselle de Taverney ne m’accuse pas? Et, fou que je suis, est-ce du résultat qu’elle m’accuserait, ou du crime? Or, elle ne m’a pas reproché le crime: rien, depuis trois semaines, ne m’a indiqué qu’elle me détestât ou m’évitât plus qu’auparavant.
«Si donc elle n’a pas connu la cause, rien dans l’effet ne trahit moi plus qu’un autre. J’ai vu, moi, le roi lui-même dans la chambre de mademoiselle Andrée. J’en témoignerais, au besoin, devant le frère et, malgré toutes les dénégations de Sa Majesté, on me croirait… Oui; mais ce serait là un bien périlleux parti… Je me tairai: le roi a trop de moyens de prouver son innocence ou d’écraser mon témoignage. Mais, à défaut du roi, dont le nom ne peut être invoqué en tout ceci sous peine de prison perpétuelle ou de mort, n’ai-je pas cet homme inconnu qui, la même nuit, a fait descendre mademoiselle de Taverney dans le jardin?… Celui-là comment se défendra-t-il? Celui-là, comment le devinerait-on? Comment le retrouverait-on si on le devinait? Celui-là n’est qu’un homme ordinaire; je le vaux bien, et je me défendrai toujours bien contre lui. D’ailleurs, on ne songe pas même à moi. Dieu seul m’a vu…, ajouta-t-il en riant avec amertume. Mais ce Dieu qui tant de fois vit mes larmes et mes douleurs sans rien dire, pourquoi commettrait-il l’injustice de me révéler en cette occasion, la première qu’il m’ait fournie d’être heureux?…
«Au surplus, si le crime existe, il est à lui et non à moi, et M. de Voltaire prouve surabondamment qu’il n’y a plus de miracles. Je suis sauvé, je suis tranquille, mon secret m’appartient. L’avenir est à moi.»
Après ces réflexions, ou plutôt après cette composition avec sa conscience, Gilbert serra ses outils aratoires, alla prendre avec ses compagnons le repas du soir. Il fut gai, insouciant, provoquant même. Il avait eu des remords, il avait eu peur c’est une double faiblesse qu’un homme, un philosophe, devait se hâter d’effacer. Seulement, il comptait sans sa conscience: Gilbert ne dormit pas.
Chapitre CXLVI Deux douleurs
Gilbert avait jugé sainement la position lorsqu’il disait, en parlant de l’homme inconnu surpris par lui dans les jardins pendant cette soirée qui avait été si fatale à mademoiselle de Taverney: «Le retrouvera-t-on?»
En effet, Philippe ignorait complètement où demeurait Joseph Balsamo, comte de Fœnix.
Mais il se rappela cette dame de condition, cette marquise de Saverny, chez laquelle, au 31 mai, Andrée avait été conduite pour recevoir des soins.
Il n’était point une heure tellement avancée, qu’on ne pût se présenter chez cette dame, qui logeait rue Saint-Honoré. Philippe comprima toute agitation de son esprit et de ses sens: il monta chez la dame, et la femme de chambre lui donna aussitôt, sans hésitation, l’adresse de Balsamo, rue Saint-Claude, au Marais.
Philippe se dirigea aussitôt vers la rue indiquée.
Mais ce ne fut pas sans une émotion profonde qu’il toucha le marteau de cette maison suspecte, où, selon ses conjectures, se tenaient engloutis à jamais le repos et l’honneur de la pauvre Andrée. Mais, avec un appel de sa volonté, il eut bientôt surmonté l’indignation et la sensibilité, pour se réserver bien intactes les forces dont il comptait avoir besoin.
Il frappa donc à la maison d’une main assez assurée et, selon les habitudes du lieu, la porte s’ouvrit.
Philippe entra dans la cour en tenant son cheval par la bride.
Mais il n’eut pas fait quatre pas, que Fritz sortant du vestibule et apparaissant au haut des degrés, vint l’arrêter avec cette question:
– Que veut monsieur?
Philippe tressaillit comme à un obstacle imprévu.
Il regarda l’Allemand en fronçant le sourcil comme si Fritz n’eût pas accompli un simple devoir de serviteur.
– Je veux, dit-il, parler au maître du logis, au comte de Fœnix, répliqua Philippe en passant la bride de son cheval à un anneau et en marchant vers la maison, dans laquelle il entra.
– Monsieur n’est point chez lui, dit Fritz en laissant cependant passer Philippe, avec cette politesse d’un serviteur bien dressé.
Chose étrange, Philippe semblait avoir tout prévu, excepté cette simple réponse.
Il demeura un instant interdit.
– Où le trouverai-je? demanda-t-il.
– Je ne sais, monsieur.
– Vous devez savoir cependant?
– Je vous demande pardon, monsieur ne me rend pas de comptes.
– Mon ami, dit Philippe, il faut pourtant que je parle à votre maître ce soir.
– Je doute que cela soit possible.
– Il le faut; c’est pour une affaire de la plus haute importance.
Fritz s’inclina sans répondre.
– Il est donc sorti? demanda Philippe.
– Oui, monsieur.
– Il rentrera sans doute?
– Je ne crois pas, monsieur.
– Ah! vous ne croyez pas?
– Non.
– Très bien, dit Philippe avec un commencement de fièvre; en attendant, allez dire à votre maître…
– Mais j’ai l’honneur de vous dire, répliqua imperturbablement Fritz, que monsieur n’est pas ici.