Alors il lui venait au cœur, il ressentait une des plus poignantes douleurs qu’il soit donné à l’homme de supporter. Son furieux amour avait besoin d’un soulagement, et il eût parfois sacrifié sa vie pour avoir le droit de tomber aux genoux d’Andrée, de lui prendre la main, de la consoler, de la rappeler à la vie quand elle s’évanouissait. Son impuissance dans ces occasions était un supplice dont rien au monde ne saurait décrire les tortures.
Gilbert supporta trois jours ce martyre.
Le premier, il avait remarqué le changement, la lente décomposition qui s’opérait chez Andrée. Là où nul ne voyait encore rien, lui, le complice, devinait et expliquait tout. Il y a plus: après avoir étudié la marche du mal, il supputa l’époque précise où la crise éclaterait.
Le jour des évanouissements se passa pour lui en transes, en sueurs, en vagues démarches, indices certains d’une conscience aux abois. Toutes ces allées et venues, ces airs d’indifférence ou d’empressement, ces élans de sympathie ou de sarcasme que Gilbert considérait, lui, comme des chefs-d’œuvre de dissimulation et de tactique, le moindre clerc du Châtelet, le moindre porte-clefs de Saint-Lazare les eût aussi parfaitement analysés et traduits que la Fouine de M. de Sartine lisait et transcrivait les correspondances en chiffres.
On ne voit pas un homme courir à perdre haleine, puis s’arrêter soudain, pousser des sons inarticulés, puis se plonger tout à coup dans le silence le plus noir; on ne le voit pas écouter dans l’air les bruits indifférents, ou gratter la terre, ou hacher les arbres avec une sorte de rage, sans s’arrêter pour dire: «Celui-là est un fou, s’il n’est pas un coupable.»
Après le premier épanchement du remords, Gilbert avait passé de la commisération à l’égoïsme. Il sentait que les évanouissements si fréquents d’Andrée ne paraîtraient pas à tout le monde une maladie naturelle, et qu’on en rechercherait la cause.
Gilbert se rappelait alors les formes brutales et expéditives de la justice qui s’informe, les interrogations, les recherches, les analogies inconnues au reste du monde et qui mettent sur la piste d’un coupable ces limiers pleins de ressources qu’on appelle les instructeurs, de tous les genres de vols qui peuvent déshonorer un homme.
Or, celui que Gilbert avait commis lui paraissait, en morale, le plus odieux et le plus punissable.
Il se mit donc à trembler sérieusement; car il redouta que les souffrances d’Andrée ne suscitassent une enquête.
Dès lors, pareil au criminel de ce tableau célèbre que poursuit l’ange du remords avec le feu pâle de sa torche, Gilbert ne cessa de tourner sur tout ce qui l’entourait des regards effarés. Les bruits, les chuchotements lui devinrent suspects. Il écoutait chaque parole prononcée devant lui, et, si insignifiante qu’elle fût, elle lui semblait avoir rapport à mademoiselle de Taverney ou à lui.
Il avait vu M. de Richelieu aller chez le roi, M. de Taverney aller chez sa fille. La maison lui avait semblé, ce jour-là, prendre un air de conspiration et de défiance qui n’était pas habituel.
Ce fut bien pis encore lorsqu’il aperçut le médecin de la dauphine se dirigeant vers la chambre d’Andrée.
Gilbert était de ces sceptiques qui ne croient à rien: peu lui importait le regard des hommes et du Ciel; mais il reconnaissait pour dieu la science et proclamait son omnipotence.
En certains moments, Gilbert eût nié la pénétration infaillible de l’Être suprême; jamais il n’eût douté de la clairvoyance du médecin. L’arrivée du docteur Louis près d’Andrée fut un coup dont le moral de Gilbert ne se releva pas.
Il courut à sa chambre, interrompant tout travail et sourd comme une statue aux injonctions de ses chefs. Là, derrière le pauvre rideau qu’il s’était improvisé pour masquer ses espionnages, il aiguisa toutes ses facultés pour tâcher de surprendre un mot, un geste qui lui révélassent le résultat de la consultation.
Rien ne vint l’éclairer. Il aperçut seulement une fois le visage de la dauphine qui s’approcha de la fenêtre pour regarder derrière les vitres la cour, que peut-être elle n’avait jamais vue.
Il put aussi distinguer le docteur Louis ouvrant cette fenêtre, afin de laisser passer un peu d’air dans la chambre. Quant à entendre ce qui se disait, quant à voir le jeu des physionomies, Gilbert ne le put; un épais rideau, qui servait de store, retomba le long de la fenêtre et intercepta tout le sens de la scène.
On peut juger des angoisses du jeune homme. Le médecin, à l’œil de lynx, avait découvert le mystère. L’éclat devait avoir lieu, non pas immédiatement, car Gilbert supposait avec raison que la présence de la dauphine serait un obstacle, mais tout à l’heure, entre le père et la fille, après le départ des deux personnes étrangères.
Gilbert, ivre de douleur et d’impatience, battait avec sa tête les deux parois de la mansarde.
Il vit M. de Taverney sortir avec madame la dauphine, et le docteur était déjà parti.
C’est entre M. de Taverney et la dauphine, se dit-il, que l’explication aura lieu.