– Je sais ce que valent les consignes, mon ami, dit Philippe, et la vôtre est respectable; mais elle ne peut, en vérité, s’appliquer à moi, dont votre maître ne pouvait prévoir la visite, et qui viens ici par exception.
– La consigne est pour tout le monde, monsieur, répondit maladroitement Fritz.
– Alors, puisqu’il y a consigne, dit Philippe, le comte de Fœnix est ici?
– Eh bien, après? dit à son tour Fritz, que tant d’insistance commençait à impatienter.
– Eh bien, je l’y attendrai.
– Monsieur n’est pas ici, vous dis-je, répliqua-t-il; le feu a pris il y a quelque temps à la maison et, à la suite de cet incendie, elle est devenue inhabitable.
– Tu l’habites cependant, toi, dit Philippe, maladroit à son tour.
– Je l’habite comme gardien.
Philippe haussa les épaules en homme qui ne croit pas un mot de ce qu’on lui dit.
Fritz commençait à s’irriter.
– Au reste, dit-il, que M. le comte y soit ou n’y soit pas, on n’a pas, soit en sa présence, soit en son absence, l’habitude de pénétrer chez lui de force; et, si vous ne vous conformez pas aux habitudes, je vais être contraint…
Fritz s’arrêta.
– À quoi? demanda Philippe s’oubliant.
– À vous mettre dehors, répondit tranquillement Fritz.
– Toi? s’écria Philippe, l’œil étincelant.
– Moi, répliqua Fritz reprenant, avec le caractère particulier à sa nation, toutes les apparences du sang-froid à mesure que grandissait sa colère.
Et il fit un pas vers le jeune homme, qui, exaspéré, hors de lui, mit l’épée à la main.
Fritz, sans s’émouvoir à la vue du fer, sans appeler – peut-être d’ailleurs était-il seul -, Fritz saisit à une panoplie une espèce de pieu armé d’un fer court mais aigu et, s’élançant sur Philippe en bâtonniste plutôt qu’en escrimeur, il fit, du premier choc, voler en éclats la lame de cette petite épée.
Philippe poussa un cri de colère et, s’élançant à son tour vers le trophée, chercha à y saisir une arme.
En ce moment, la porte secrète du corridor s’ouvrit et, se détachant sur le cadre sombre, le comte apparut.
– Qu’y a-t-il, Fritz? demanda-t-il.
– Rien, monsieur, répliqua le serviteur en abaissant son épieu, mais en se plaçant comme une barrière en face de son maître, qui, debout sur les degrés de l’escalier dérobé, le dominait de la moitié du corps.
– Monsieur le comte de Fœnix, dit Philippe, est-ce l’habitude de votre pays que les laquais reçoivent un gentilhomme l’épieu à la main, ou est-ce une consigne particulière à votre noble maison?
Fritz abaissa son épieu et, sur un signe du maître, le déposa dans un angle du vestibule.
– Qui êtes-vous, monsieur? demanda le comte distinguant mal Philippe à la lueur de la lampe qui éclairait l’antichambre.
– Quelqu’un qui veut absolument vous parler.
– Qui veut?
– Oui.
– Voilà un mot qui excuse bien Fritz, monsieur; car, moi, je ne veux parler à personne et, quand je suis chez moi, je ne reconnais à personne le droit de vouloir me parler. Vous êtes donc coupable d’un tort vis-à-vis de moi; mais, ajouta Balsamo avec un soupir, je vous le pardonne, à la condition cependant que vous vous retirerez et ne troublerez pas davantage mon repos.
– Il vous sied bien, en vérité, s’écria Philippe, de demander du repos, vous qui m’avez ôté le mien!
– Moi, je vous ai ôté votre repos? demanda le comte.
– Je suis Philippe de Taverney! s’écria le jeune homme croyant que, pour la conscience du comte, ce mot répondait à tout.
– Philippe de Taverney?… Monsieur, dit le comte, j’ai été bien reçu chez votre père, soyez le bien reçu chez moi.
– Ah! c’est fort heureux! murmura Philippe.
– Veuillez me suivre, monsieur.
Balsamo referma la porte de l’escalier dérobé, et, marchant devant Philippe, il le conduisit au salon où nous avons vu nécessairement se dérouler quelques-unes des scènes de cette histoire, et particulièrement la plus récente de toutes celles qui s’y étaient passées, celle des cinq maîtres.
Le salon était éclairé comme si on eût attendu quelqu’un; mais il était évident que c’était par une des habitudes luxueuses de la maison.
– Bonsoir, monsieur de Taverney, dit Balsamo d’un son de voix doux et voilé qui força Philippe de lever les yeux sur lui.
Mais, à la vue de Balsamo, Philippe fit un pas en arrière.
Le comte, en effet, n’était plus que l’ombre de lui-même: ses yeux caves n’avaient plus de lumière; ses joues, en maigrissant, avaient encadré la bouche de deux plis, et l’angle facial, nu et osseux, faisait ressembler toute la tête à une tête de mort.
Philippe demeura atterré. Balsamo regarda son étonnement, et un sourire d’une tristesse mortelle effleura ses lèvres pâles.
– Monsieur, dit-il, je vous fais mes excuses pour mon serviteur; mais, en vérité, il suivait sa consigne, et c’est vous, permettez-moi de vous le dire, qui vous étiez mis dans votre tort en la forçant.
– Monsieur, dit Philippe, il y a, vous le savez, dans la vie des situations extrêmes, et j’étais dans une de ces situations-là.
Balsamo ne répondit point.
– Je voulais vous voir, continua Philippe, je voulais vous parler; j’eusse, pour pénétrer jusqu’à vous, bravé la mort.