Il fut interrompu par des bruits de pas et de marmites qui s’entrechoquent. La porte de la geôle s’ouvrit sur deux gardes qui empestaient le vin.
— Allez-y ! dit l’un d’une voix rauque.
Les « femmes » quittèrent leur prison et rejoignirent les six nains des ravins qui transportaient des ragoûts aux relents nauséabonds.
Les compagnons parvinrent sans encombre à la mine, car les quelques gardes qu’ils croisèrent ne prêtèrent pas attention à ce convoi de routine. Les prisonniers furent conduits pour la nuit dans les grottes, les soldats retournant surveiller les nains des ravins attelés au travail épuisant de la forge ; Verminaar ne faisait pas surveiller les hommes enfermés pour dormir, il savait qu’ils ne s’enfuiraient pas.
Le plus virulent des prisonniers fut Hederick, le Théocrate de Solace. Il accusa la femme de Que-Shu d’être une sorcière et rappela l’incident de la cheminée, à l’auberge de Solace. Les hommes écoutèrent mollement son réquisitoire. Après tout, les Questeurs n’avaient pas arrêté les dragons.
Cependant certains prisonniers s’intéressaient au plan d’évasion. Ils supportaient la faim et les coups, vivaient dans la crasse et la vermine, et savaient qu’ils seraient exterminés aussitôt la mine épuisée. Mais les Questeurs qui, même en prison, restaient des chefs, s’opposèrent à un plan si risqué.
Les discussions allaient bon train. Les hommes se disputaient, criant à qui mieux mieux. Tanis n’avait pas prévu pareille réaction. Combien de temps allaient durer ces arguties ? Malheureuse de voir sa foi mise en doute, Lunedor était au bord des larmes.
— Ces humains sont stupides ! souffla Laurana à Tanis.
— Non, s’ils étaient stupides, ce serait plus facile. Nous ne leur avons rien promis, et nous leur demandons de risquer la seule chose qu’il leur reste : la vie. Tout ça pourquoi ? Pour aller se battre dans les collines ! Ici, ils sont encore en sécurité, du moins pour l’instant.
— Mais comment peut-on tenir à la vie dans des conditions pareilles ? demanda Laurana.
— C’est une excellente question, jeune fille, répondit une voix hésitante.
Laurana et Tanis se retournèrent. Maritta était agenouillée devant un vieillard étendu sur une paillasse dans un coin de la geôle. Dévoré par la maladie et les privations, il paraissait sans âge. Tendant la main à Laurana et à Tanis, il tenta de se relever. Maritta lui prodigua quelques paroles apaisantes, auxquelles il réagit avec irritation :
— Je sais que je suis à l’agonie, femme ! Ce qui ne signifie pas que je doive m’ennuyer à mourir ! Amène-moi la barbare !
Tanis interrogea Maritta du regard.
— C’est Elistan, répondit-elle, l’un des Grands Questeurs de Haven. Les gens le respectaient et l’aimaient. Il a été le seul à s’opposer au seigneur Verminaar. Mais personne ne l’a écouté, nul ne voulait entendre…
— Tu parles de lui comme s’il était mort. Il vit encore, à ce que je vois…
— Il n’en a plus pour longtemps, dit Maritta en essuyant une larme. Je connais la maladie qui le ronge, mon père en est mort. Il a souffert le martyre ces derniers jours ; les douleurs se sont arrêtées, sa fin est proche.
— Peut-être bien que non, dit Tanis. Lunedor est prêtresse, elle peut le guérir.
— Possible, répliqua Maritta, sceptique, mais j’en doute. Ne donnons pas de faux espoirs à Elistan. Qu’il meure en paix.
— Lunedor, cet homme veut te voir, dit Tanis, entraînant la jeune femme auprès du vieillard.
Elistan leva les yeux sur la prêtresse.
— Jeune femme, dit-il gravement, tu prétends porter la parole des anciens dieux. S’il est vrai que ce sont les hommes qui se sont détournés des divinités et non l’inverse, comme nous l’avions cru, pourquoi ont-ils attendu si longtemps pour se manifester ?
Lunedor s’agenouilla près du mourant et donna sa réponse :
— Imagine que tu traverses un bois, et que tu portes avec toi ton bien le plus précieux… une gemme rare. Une bête féroce se jette sur toi. Tu laisses choir ta pierre précieuse et tu t’enfuis. Quand tu te rends compte que tu l’as perdue, tu as trop peur pour retourner dans le bois. Alors tu rencontres quelqu’un qui te propose une autre pierre. Au fond de toi, tu sais qu’elle ne peut avoir la valeur de celle que tu as perdue, mais tu es trop effrayé pour retourner la chercher. Cela n’empêche pas que ta pierre gît toujours dans le bois, brillant sous les feuilles, attendant ton retour.