Tanis et Sturm, assis côte à côte, discutaient calmement. De temps à autre, le regard du demi-elfe se posait sur Laurana. Assise à une table voisine, elle s’entretenait sur un ton animé avec Elistan. Comme elle avait changé ! Il ne restait rien de l’adolescente énamourée et têtue qui l’avait poursuivi hors du Qualinesti. Mais de quoi pouvait-elle parler avec Elistan qui fût si excitant ?
La pression de la main de Sturm sur son bras le tira de ses pensées. Tanis sursauta.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il vivement.
— Chut ! Tais-toi et ne bouge pas ! ordonna Sturm. Regarde l’autre table, juste en face de moi.
Tanis tourna la tête dans la direction indiquée. Un homme seul était assis, le visage penché sur son assiette. Quand on s’approchait, il se renfrognait comme quelqu’un qui a peur. Se sentant observé, il releva la tête et croisa le regard du demi-elfe. De stupéfaction Tanis en laissa tomber sa fourchette.
— Mais c’est impossible ! dit-il d’une voix nouée. Nous avons vu les blocs de granit l’écraser, lui et Ebène. Qui pourrait survivre à cela ?
— Je ne m’étais donc pas trompé, dit Sturm. Tu l’as reconnu, toi aussi. J’ai cru que je délirais. Si nous allions lui parler ?
Mais l’homme n’était déjà plus là. Ils fouillèrent des yeux l’assistance en liesse sans pouvoir le découvrir.
Il avait disparu.
Quand la lune d’argent et la lune rouge s’élevèrent dans le ciel, la musique et les chansons emplirent la nuit. Hommes, femmes et enfants se mirent à danser autour des feux. Rivebise et Lunedor, enlacés, rayonnaient de bonheur.
Laurana et Gilthanas exécutèrent une vieille danse elfique pleine d’une grâce étrange. Sturm et Elistan discutèrent de leurs projets. Ils voulaient partir pour le sud à la recherche d’un port légendaire, Tarsis le Magnifique ; ils espéraient trouver des bateaux pour transporter les réfugiés hors du pays déchiré par la guerre.
Lasse de regarder manger Caramon, Tika harcela Flint jusqu’à ce que le nain, rougissant, accepte de danser avec elle.
Ce soir la compagnie du mage cynique et ténébreux lui conviendrait mieux que les rires et la musique.
Il trouva Raistlin assis sur un tronc d’arbre foudroyé. Sans mot dire, il s’assit à côté de lui.
Une petite ombre s’était glissée entre les buissons et observait les deux hommes. Il fallait que Tass sache de quoi allaient parler les deux hommes ! Raistlin avait les yeux fixés sur le sud. Le vent commençait à tourner, et la température à baisser. Le mage frissonna. Son visage éclairé par la lune frappa Tanis à cause de ressemblance avec celui de sa demi-sœur, Kitiara. Ce ne fut qu’une impression fugitive, mais elle lui rappela la jeune femme et les tourments qui lui étaient liés.
— Que vois-tu là-bas, dans le sud ? demanda-t-il abruptement à Raistlin.
— Que puis-je voir avec des yeux tels que les miens ? répondit le mage avec amertume. La mort et la destruction. La guerre. Regarde ! Les constellations n’ont pas réapparu. La Reine des Ténèbres n’a pas été vaincue.
— Nous n’avons pas gagné la guerre, mais remporté une bataille décisive…
Raistlin secoua la tête.
— Vois-tu un espoir à l’horizon ? insista Tanis.
— L’espoir est la négation de la réalité. C’est la carotte qu’on agite devant le cheval sans qu’il puisse l’attraper.
— Veux-tu dire qu’il faut froncer ?
— Non, juste qu’il faut enlever la carotte et continuer de marcher les yeux grands ouverts. Comment penses-tu te battre contre les dragons, Tanis ? Car ils viendront ! Et plus nombreux que tu l’imagines ! Où est Huma ? Où est la Lancedragon ? Non, ne me parle pas d’espoir.
Ils se turent et continuèrent de regarder vers le sud. Tass se laissa tomber dans l’herbe.
Depuis la mort du vieux Fizban, Tass avait imperceptiblement changé, commençant à réaliser que cette aventure était sérieuse et que les gens étaient prêts à donner leur vie pour elle. Il se demanda pourquoi il s’y trouvait mêlé.
La réponse, il l’avait donné lui-même en déclarant à Fizban que les petites choses étaient importantes pour la réalisation des grandes.
Jusqu’à présent, il s’était refusé à croire que tout cela ne servirait à rien. Non, il ne perdrait pas un à un ses amis – comme le vieux mage –, pour que les dragons remportent en fin de compte la victoire.
— Il faut garder espoir et ne pas renoncer. C’est ce qui importe. Sans doute plus que tout le reste.
Quelque chose flottait dans les airs, qui effleura le nez du kender. Tass attrapa l’objet au vol.
C’était une petite plume blanche…