La seconde bombe résonne plus près, ils entendent le cri strident de l’avion qui se dégage des tirs de DCA. Elle se demande ce qu’aperçoivent les pilotes, d’aussi haut. Ils doivent voir jusqu’à Damas, au-delà de la montagne. Il paraît que, quand Leïla Khaled a détourné l’avion de la TWA, elle a obligé le pilote à survoler Haïfa, pour voir la Galilée de haut. C’est Marwan qui lui a raconté. Il ne verra jamais la Palestine. Est-ce qu’elle existe encore, d’ailleurs ? Elle ne croit pas qu’il y ait en Palestine une ville aussi belle que Beyrouth, l’hiver, quand on aperçoit la neige sur le Sannin depuis la Corniche. Une ville qui plonge dans la mer comme Beyrouth à Rawché ou à Ramlet el-Beyda. Une ville avec un phare, des collines, des hôtels de luxe, des boutiques, des cafés, des restaurants, des pêcheurs à la ligne, des amoureux au bord de l’eau, des night-clubs, des bordels, des universités, des politiciens et des journalistes à ne plus savoir qu’en faire. Des morts, aussi, à ne plus savoir où les mettre. Qu’est-ce qu’elle va faire du corps de Marwan ? Elle le déshabillera. Elle le lavera elle-même. Elle l’enterrera. Si ce n’était pas interdit par la religion elle construirait un grand bûcher et le brûlerait. Sur la plage. Comme un phare. Elle regarderait Marwan s’en aller en fumée dans le ciel d’été, et rejoindre la Palestine par les airs, avec les avions israéliens. Mais non, elle va l’enterrer en terre libanaise. Dans un cimetière improvisé et provisoire rempli de tombes palestiniennes. A qui appartient la terre, de toute façon ? Aux paysans et aux morts.
— Une autre, dit Ahmad.
Cette fois-ci l’explosion est colossale. Le bâtiment tremble et ils sont recouverts de poussière. Le bruit de cataclysme et les vibrations ont jeté Intissar sur le sol. Ses oreilles sifflent. Elle se relève en s’époussetant. Prudemment, deux combattants sortent par l’arrière pour voir où est tombé l’engin.
Pourquoi continuer à bombarder s’ils savent qu’ils ont vaincu ? Qu’est-ce qui n’est pas déjà brisé ? Elle sent monter une rage impuissante, une colère blanche, comme à chaque fois. Qu’est-ce qu’on peut faire contre les avions ? Les quelques missiles SAM-7 et 8 qu’ils possèdent sont inutilisables, trop peu savent s’en servir correctement. Marwan. Cette nuit ils vont aller chercher le corps de Marwan, elle l’enterrera, elle pleurera, et elle attendra que tout s’effondre.
La guerre l’a déplacée plusieurs fois depuis 1975. De la maison de ses parents jusqu’à cette chambre à Hamra. Sept ans. Le premier automne du conflit, au moment de son vingtième anniversaire, fut une boucherie. Francs-tireurs, explosions, massacres à la hache, fusillades, pillages, bombardements. Ensuite, l’habitude s’est installée. Elle se souvient des manifestations, des grèves, des universités fermées, des massacres de la Quarantaine, du siège de Tell Zaatar, une forme de routine macabre. Jusqu’à ce matin d’août 1978, il y a quatre ans presque jour pour jour, où ses parents ont disparu. Tous les deux. L’attentat a entièrement détruit le siège de l’OLP, cent cinquante morts. Le deuil l’a précipitée à terre. Les mois suivants, elle était éteinte. Déambulait en fantôme sans poids sur le sol. L’appartement vide, les vitres scotchées en croix pour éviter qu’elles n’éclatent quand les obus tombent. La pénombre permanente. Les menstruations éternelles, le corps qui n’en finit pas de saigner. Aucune volonté, rien. Elle flottait comme Beyrouth au gré des accords internationaux. Perdre Marwan aujourd’hui n’est pas plus difficile. Pas moins difficile. Tout recommencer, toujours. Perdre la ville, à chaque fois, la ville qui a commencé à se liquéfier sous les bombes, à se vider doucement dans la mer, l’ennemi sous les remparts, partout. Penser est inutile. Advienne que pourra. Elle va aller récupérer le corps de Marwan, pour le laver et l’enterrer, et ensuite, ensuite, selon les décisions des Américains, des Israéliens, des Russes et autres dieux lointains, on fera d’elle ce qu’on voudra.