Elle se sent trembler. Elle a très envie d’uriner, tout d’un coup. Elle ne sait pas si elle doit prendre les jumelles que lui tend Ahmad. Le soleil est un peu derrière eux, ils sont à contre-jour, les Israéliens ne peuvent pas se rendre compte de leur présence. Elle regarde. Les yeux brouillés par les larmes ou la sueur, elle ne voit rien. Elle s’essuie de la manche. Une image indistincte, floue, rapide, un mur en béton, un lampadaire tordu. Elle s’oriente. Elle a peur du moment où le cadavre va apparaître en gros plan sur un trottoir. Des yeux, elle remonte la rue que lui a indiquée Ahmad. Elle l’entrevoit. Elle le dépasse. Elle revient en arrière. Elle a un goût de bile dans la bouche. Un haut-le-cœur. C’est Marwan. On ne voit que ses bras étendus sa tête tournée de l’autre côté ses cheveux son dos noirci. Son dos noirci. La grande tache sombre sur sa veste. Les mouches qui volettent. Elle écarte les jumelles pour pleurer. C’est bien lui et il est bien mort. Elle ne pleure pas. Elle reprend les jumelles. Elle le regarde encore une fois, puis, mentalement, note des repères pour parvenir jusqu’à lui. Cette rue, là, puis à droite, puis à gauche tout droit, elle devrait déboucher juste à l’angle où il est étendu. Elle vérifie le parcours à l’œil nu, à peu près trois cents mètres. Le lampadaire tordu comme un arbre pour s’orienter. Ce n’est rien, trois cents mètres. Ahmad essuie soigneusement les lentilles avec un chiffon douteux. Elle recule et retourne à l’abri du toit en rampant. Ahmad la suit. Il regarde onduler ses jambes et ses fesses. Une cuisse s’écarte de l’autre, le pantalon est maculé de sueur. Intissar n’a plus que Marwan en tête. Il est quatre heures. Il a été abattu il y a plus ou moins douze heures. Elle cherche dans ses souvenirs horribles l’état d’un corps après douze heures d’abandon au soleil. Des mouches sur le sang coagulé, dans la bouche si elle est ouverte, sur les yeux s’ils sont ouverts. Un corps raide qui n’a peut-être pas encore commencé à ramollir. En plus il doit être un peu protégé par l’ombre du mur. Elle pleure à chaudes larmes. Elle a soudain envie de crier Marwan, Marwan, Marwan, elle redescend aussi vite que possible, elle s’égratigne le poignet sur un fer à béton, manque de se fouler une cheville en sautant dans les débris. Ahmad la suit péniblement, en silence. Arrivée en bas elle retourne auprès des joueurs de cartes et s’effondre dans un coin. Elle a chaud. Elle a soif. Elle frissonne de douleur. Marwan le dernier mort de la défaite. Marwan le cadavre de la ville qui tombe.
Il y a quelques jours, dans la chambre de l’appartement réquisitionné qu’ils occupaient à Hamra, Marwan disait encore : En 1975, tous les espoirs étaient permis. Le Mouvement était fort et uni, les Libanais de gauche étaient indéfectiblement à nos côtés, et même la Syrie, croyait-on, les seuls traîtres étaient les Jordaniens, et peut-être les Egyptiens ; l’occupation de la Cisjordanie et de Jérusalem était récente, pas irréversible, la guerre d’Octobre avait montré qu’Israël n’était pas invincible, le monde commençait à entendre parler des Palestiniens, Beyrouth était belle, pleine d’intellectuels marxistes et de poètes, d’Européens gauchistes qui portaient le keffieh et s’enivraient dans les bars de Hamra, il y avait des actions glorieuses dans le Sud, de l’argent, des armes soviétiques et des fedayins qui s’entraînaient à la lutte armée. Tu imagines qu’on croyait pouvoir peut-être libérer le pays ? A notre échelle, nos milliers de soldats paraissaient quelque chose de colossal. Ils l’étaient. Ils l’étaient pour les Palestiniens des camps et pour les Libanais à nos côtés. Nos luttes internes, nos disputes étaient en veilleuse. Nous étions plus forts que jamais. Regarde aujourd’hui, encerclés, trahis, notre dernière ville réduite à rien. Les Libanais nous claquent dans les doigts. Le monde arabe va nous extirper comme un kyste, nous rejeter à la mer vers on ne sait où. Si nous partons maintenant nous ne reviendrons jamais, Intissar, crois-moi. Si Beyrouth tombe la Palestine sera un jardin israélien, et nous, au mieux, les animaux de leur basse-cour. Il faut se battre. Ici, la Galilée, on peut la voir, la sentir. Elle est là. Notre peuple est là. Je préfère mourir pour Beyrouth plutôt que pourrir lentement sur un rocher en Méditerranée.