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Attendre la nuit est bien long. Elle se rappelle l’attente de la fin du jeûne de ramadan, au printemps ou en été, interminable. Petite elle trichait, elle avait trop soif en fin d’après-midi, elle allait boire aux toilettes et puis, honteuse, demandait pardon à Dieu. Attendre en aidant à la préparation des plats de l’iftar et des innombrables pâtisseries était un vrai supplice. Sa mère se doutait qu’elle trichait, bien sûr, mais elle ne disait rien. Elle souriait tout le temps. Comment faisait-elle, elle, pour résister, les mains dans la nourriture, en train de préparer les soupes, les beignets, les gâteaux, les boissons — son père arrivait quelques minutes avant l’adhan et la rupture du jeûne, le ciel de Beyrouth était déjà teinté de rose et de safran, Intissar était assise à table, les assiettes étaient servies, elle se sentait comme un coureur sur une ligne de départ. Ses parents n’étaient pas religieux. Ils appartenaient à la gauche marxiste du Fatah. Le ramadan n’avait rien à voir avec la religion. C’était une victoire sur soi et une tradition. Une victoire pour la Palestine, presque. Une tradition qui vous rattachait à un monde, au monde de l’enfance et du qamar eddin orange importé de Syrie, de la soupe de lentilles, du jus de tamarin venu d’Inde, de la cannelle, de la cardamome, de la nuit tombant doucement sur tout un peuple qui s’empiffre, avant de chanter, de rire ou de regarder des films égyptiens, de vieux films de fête où Samya Gamal ensorcelait toujours Farid el-Atrache, Intissar essayait de danser comme elle, en balançant ses hanches sèches, en remuant la poitrine qu’elle n’avait pas encore, et tard dans la nuit on dormait un peu, jusqu’aux cris de l’aube et au commencement du nouveau jour de jeûne.

Maintenant elle attend pour aller récupérer le cadavre de Marwan. Habib et les autres ont recommencé à jouer aux cartes en fumant. De temps en temps un des combattants va jeter un coup d’œil dehors, une ronde rapide. A priori les Israéliens ne tenteront rien tant que les négociations seront en cours, mais on ne sait jamais. Ils ont gagné la bataille de Beyrouth. Personne ne pourra empêcher la ville de tomber. Intissar admire le moral des soldats. Pour eux, cette défaite n’est rien qu’une étape. Ils ont survécu à la Catastrophe, à la guerre de 1967, à Septembre noir ; ils survivront à la chute. La Cause survivra. Ils recommenceront de zéro quelque part, où que ce soit. Jusqu’à récupérer un morceau de terre où s’établir. Une patrie qui ne soit pas seulement un nom dans les nuages. Elle non. Si la ville tombe elle tombera avec elle. Elle tombera avec Beyrouth et Marwan. Elle imagine son corps à elle sous le soleil dans une ruelle, percé par les couteaux maronites ou les baïonnettes israéliennes, au milieu d’un tas de cadavres.

Aussi long que puisse paraître le crépuscule, la nuit finit toujours par arriver.

Habib et ses soldats mangent du halva avec un peu de pain. Ahmad lui en offre, elle refuse de la tête. Hier c’est Marwan qui lui en aurait proposé. Les combattants sont les mêmes, ils font exactement les mêmes choses qu’hier, fument, jouent aux cartes, mangent du halva ou des sardines, Marwan est mort pour rien, rien n’a changé dans le monde, absolument rien, quelqu’un joue à sa place, quelqu’un mange à sa place, quelqu’un offre du halva à Intissar à sa place, la ville va tomber, les combattants vont la quitter et Marwan va rester là. Intissar somnole un moment, les bras croisés, le menton contre la poitrine.

C’est Habib qui la réveille en lui touchant doucement l’épaule.

— Prépare-toi, on va y aller.

Elle se lève, se dégourdit les jambes, vide la bouteille d’eau, s’isole dans la salle de bains hors d’usage et jonchée d’excréments, elle en ressort presque immédiatement, l’estomac au bord des lèvres.

Il fait toujours aussi chaud. Elle enlève un moment sa veste, son tee-shirt kaki est trempé. Elle se recule un peu dans la pénombre et retire son soutien-gorge. Tant pis pour la pudeur, la décence, ou le confort de la course. Elle jette dans un recoin obscur le sous-vêtement gorgé de sueur.

Comme toujours avant une opération, son cœur bat plus vite, sa bouche est sèche. Elle a d’étranges crampes dans la mâchoire. Elle se concentre, contrôle son arme, les munitions, les grenades. Elle vérifie les nœuds de ses lacets, le cran de sa ceinture. Elle est prête. Habib et les autres font tourner un dernier joint et une bouteille d’eau. Ahmad, Habib et Intissar vont sortir. Les trois autres restent ici au cas où. L’un s’est installé sur le siège derrière la mitrailleuse pour pouvoir couvrir leur retraite si quelque chose se passe mal. Le deuxième prépare des RPG, et le troisième finit le haschisch en regardant le plafond.

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза

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