Habib et Ahmad posent le corps dans un coin et l’enveloppent dans une couverture douteuse qui traîne par là. Ahmad évite le regard de Habib. Prévenus sans doute par radio, Abou Nasser et deux autres types dont Intissar a oublié les noms arrivent. Abou Nasser soulève la couverture pour regarder le cadavre. Il se recueille, repose le linceul, les yeux brouillés par les larmes.
— Marwan était le meilleur d’entre nous. Le plus brave.
Elle sent de nouveau monter les pleurs. Marwan est si loin.
La blessure d’Ahmad s’est rouverte. Une tache de sang grandit sur son tee-shirt.
Abou Nasser prend tendrement Intissar par le bras.
— Que veux-tu faire, Intissar ? Nous avons une voiture. Je t’emmène où tu veux.
Habib et les trois autres ont rallumé un joint et recommencent à jouer aux cartes. Habib le combattant impénétrable. Courageux et loyal. Il attend. Il n’a même pas mentionné l’incident de la mitrailleuse et la lâcheté d’Ahmad. Noble. Elle s’approche du petit groupe et tend la main à Habib.
— Merci. A bientôt.
— Il n’y a pas de quoi. Marwan était mon ami. Prends soin de toi.
Il est près d’une heure du matin. Intissar se sent épuisée. Elle n’arrive même plus à penser. Marwan est mort. Son corps est là. Abou Nasser a échangé la couverture sale pour une bâche en plastique vert foncé trouvée dans la voiture. Intissar a envie d’être seule. Seule avec Marwan. Elle demande à Abou Nasser s’il peut la déposer chez elle à Hamra.
— Et Marwan ? Tu veux… Tu veux qu’on le laisse à l’hôpital ?
— Non. Chez moi. Chez nous. Demain matin on l’enterrera.
— Tu… tu es sûre ?
— Oui, Abou Nasser.
— Bien, c’est toi qui décides. Demain matin je reviens avec une voiture. La journée devrait être calme. Ou, si tu veux, on s’en occupe maintenant.
— Non. Demain matin. Merci, Abou Nasser.
— Allez, allons-y.
Les combattants qui escortent Abou Nasser mettent précautionneusement Marwan à l’arrière de la Jeep. Ahmad monte aussi. Abou Nasser installe Intissar devant. Il aime conduire. Il a beau être officier supérieur, il conduit toujours lui-même son véhicule. Il démarre en trombe. Rouler vite, ne pas s’arrêter. Même de nuit, il faut être prudent. Abou Nasser est un maillon important du commandement militaire de l’OLP. On ne sait jamais. Derrière, ses deux gardes du corps ont l’arme à la main.
Ils passent les barrages sans difficultés, tout le monde connaît Abou Nasser, même les miliciens libanais des Mourabitounes, du PNSP ou du Parti populaire. La nuit, alors que le danger des attaques israéliennes est un peu écarté, Beyrouth semble avoir un infime sursaut d’énergie. Les lumières vacillantes des Butagaz dans les rares boutiques ouvertes, les combattants au coin des rues, derniers mouvements d’un animal mourant.
Parvenue à Hamra, la Jeep s’arrête devant l’immeuble sombre où loge Intissar. Abou Nasser coupe le moteur.
— A l’arrière de la voiture il y a une caisse de bouteilles d’eau. Prends-la. Demain matin je serai là.
Elle a la voix qui tremble un peu.
— Merci, Abou Nasser. Merci beaucoup.
Les soldats descendent de la Jeep, sauf Ahmad. Il la salue d’un signe de tête, une main contractée sur sa blessure. Elle prend la caisse d’eau. Les gardes du corps la suivent avec la lourde bâche verte.
Parvenue à son étage, elle ouvre la porte. Le petit appartement est plongé dans l’obscurité.
Les soldats déposent le cadavre, elle allume la première bougie qui traîne. Elle les remercie. Elle s’assoit près de la flamme jaunâtre, et se met immédiatement à pleurer. Elle est épuisée. L’odeur étrange du corps envahit petit à petit la pièce. Croit-elle. Elle va dans la chambre prendre la lampe à gaz.