On recruta de nouveaux agents, certains ne possédant que des compétences minimes. Bose entra dans la police deux décennies plus tard, à une époque où beaucoup de ces recrues aux compétences limitées avaient pris des responsabilités. Il se retrouva dans un bureau de la police de Houston perclus de conflits internes et de rivalités générationnelles. Sa propre carrière, pour ce qu’elle valait, progressa à une allure d’escargot.
Le problème, raconta-t-il à Sandra, consistait en une corruption endémique, issue des années où le vice avait dépensé sans compter et où la vertu s’était mise à mendier. Le flux de pétrole en provenance d’Équatoria n’avait fait qu’aggraver la situation. En surface, Houston était une ville plutôt propre : sa police arrivait à réprimer les atteintes à la propriété ainsi que la petite délinquance. Et si, sous cet aspect poli, un fleuve de biens illicites et d’espèces illégales coulait sans entraves, eh bien, il revenait aux forces de l’ordre de faire en sorte que personne ne s’y intéresse de trop près.
Bose avait pris soin de ne pas trop approcher du côté louche. Il s’était porté volontaire pour la basse besogne plutôt que d’accepter des missions douteuses, avait même refusé des propositions de promotion. Aussi considérait-on qu’il manquait d’imagination, voire, d’une certaine manière, d’intelligence. Mais comme il ne portait jamais aucun jugement sur ses collègues, on le pensait également utile, on voyait en lui un agent dont l’obstination à s’occuper de futilités permettait à de plus ambitieux que lui d’accéder à un travail plus lucratif.
« Bref, vous gardez les mains propres », dit Sandra sur le ton de l’observation, mais sans paraître approuver.
« Jusqu’à un certain point. Je ne suis pas un saint.
— Vous auriez pu contacter une, euh, autorité supérieure, dévoiler cette corruption… »
Il sourit. « Sans vouloir vous vexer, non, impossible. Dans cette ville, l’argent et le pouvoir marchent main dans la main. Les autorités supérieures sont les plus mouillées. Prenez à droite au carrefour. Mon immeuble est le deuxième à gauche après le feu. Si vous voulez entendre le reste de l’histoire, vous pouvez monter chez moi. Je ne reçois pas beaucoup, mais je dois pouvoir vous dénicher une bouteille de vin. » Cette fois, il avait presque l’air penaud. « Si ça vous intéresse. »
Elle accepta. Et pas seulement par curiosité. Ou plutôt, pas seulement par curiosité pour Orrin Mather et la police de Houston. Jefferson Bose lui-même l’intriguait de plus en plus.
Il n’était à l’évidence pas amateur de vin. Il sortit une bouteille poussiéreuse de syrah de sous-marque, sans doute un cadeau longtemps oublié dans un placard de la cuisine. Sandra lui dit que la bière irait très bien. Le réfrigérateur de Bose ne manquait pas de Corona.
L’appartement, un deux-pièces meublé de façon conventionnelle, était à peu près propre, comme s’il avait été nettoyé peu auparavant, mais sans enthousiasme. Il ne se trouvait qu’au troisième étage, mais disposait d’une vue partielle sur les gratte-ciel de Houston, toutes ces tours tape-à-l’œil qui avaient poussé après le Spin comme de gigantesques assemblages pixellisés de fenêtres allumées au hasard.
« C’est l’argent qui alimente la corruption », dit Bose en lui mettant dans la main une cannette fraîche. Il s’assit en face d’elle dans un fauteuil qui avait connu des jours meilleurs. « L’argent, et la seule chose encore plus précieuse que lui.
— Quoi donc ?
— La vie. La longévité. »
Il parlait du trafic de médicaments martiens.
En faculté de médecine, Sandra avait partagé un appartement avec une étudiante en biochimie d’une curiosité obsessionnelle pour le traitement de longévité martien apporté sur Terre par Wun Ngo Wen – elle pensait que ses effets sur le prolongement de la vie pouvaient être déduits des modifications neurologiques que les Martiens y avaient inclus, si seulement le gouvernement acceptait de fournir des échantillons pour analyses. Ce qu’il avait refusé. Le médicament était considéré trop dangereux pour qu’on le mette en circulation et la colocataire de Sandra s’était ensuite engagée dans une carrière très classique, mais son intuition était correcte. Des échantillons sortis des labos gouvernementaux avaient fini par gagner le marché noir.
Les Martiens pensaient que la longévité devait conférer à la fois la sagesse et des obligations morales bien particulières, aussi avaient-ils conçu leurs médicaments de cette manière. Le fameux « quatrième stade de la vie », l’âge adulte après l’âge adulte, avait occasionné des changements cérébraux qui modifiaient l’agressivité et encourageaient la compassion. Une idée plutôt bonne, selon Sandra, mais très peu commerciale. Le marché noir avait crocheté la serrure biochimique et amélioré le produit. À présent, à supposer que vous aviez pas mal d’argent et les contacts adéquats, vous pouviez vous acheter vingt ou trente ans de vie supplémentaire en évitant l’encombrant accroissement de compassion.