Il se gausse du gnace qu'ose pas passer sous les échelles ou qui se vote un bif de loterie le vendredi 13, mais lui il dit que c'est le « 4 » son chiffre. Et qu'il est paré lorsqu'il porte sa cravate verte à rayures noires. Il refuse les œillets et rebrousse chemin lorsqu'en sortant de chez lui il croise un enterrement. Ce qu'il estime une preuve de connerie chez les autres, pour lui ça devient une attention du Très Haut ! Un clin d'œil de la Providence. Orgueilleux comme des poux, nous sommes égoïstes à en péter, à en craquer de partout comme une châtaigne au feu. Ça fait partie de notre confort spirituel. Ce sont là les signes douillets de notre immense faiblesse humaine. Faut pas lutter contre, pas les cultiver non plus, mais s'y soumettre pudiquement. Donc, le chiffre « 4 » étant à moi tout seul, je joue le « 4 » et vous serez à peine surpris si je vous dis que c'est le 17 qui sort, n'est-ce pas? Il m'arrive rarement de flamber dans une salle de jeu. Ce genre d'endroits me fait un peu honte. C'est mesquin, l'espoir de gagner, c'est même honteux, avilissant. Faut pas truquer avec la vie, les gars. Le blé ça se gagne à l'huile de coude, ça ne se gagne pas tout court. Ou alors c'est pas du vrai flouze. Il reste à l'état de bulle de savon, irisée et illusoire. La preuve, ceux qui le gagnent le reperdent, y a une morale dans l'immoralité.
Quand je joue je ne me paume pas dans des savantes combinaisons. La martingale, c'est bon pour mon imperméable. Je mise au numéro. Tout ou rien, quoi ! Je balance encore une demi-douzaine de plaquettes, sans obtenir le moindre résultat.
Ça commence à me faire tarter. J'ai conscience de m'unir à la cohorte des anxieux du tapis vert en virgulant ainsi mon pognon, plaque par plaque, comme on jetterait les tuiles de sa masure.
Je prends ce qui me reste et le jette sur le « 4». Le croupier déclare que rien ne va plus (ce qui est également mon avis) et lance la boule dans le baquet. Elle roule, trépide, tressaille, sautille et finit par tomber dans l'alvéole numéro « 4». J'ai une bouffée de contentement, pas à cause du gain, mais parce que je me sens confusément touché par la grâce, atteint de clairvoyance, quoi !
Je ramasse le paquet de plaques qu'on pousse dans ma direction et je me lève. Je viens de me faire près de deux cents raides. Y a de quoi se déboussoler la pensarde. Comme je quitte mon siège, je me trouve nez à nez avec une gonzesse comme on n'en rencontre que dans les livres (les miens de préférence). Elle devait me regarder miser car elle me sourit gentiment et murmure :
— Vous êtes un sage.
— Ça dépend des moments, je lui rétorque en l'enveloppant d'un regard qui doit lui tenir chaud de partout.
Elle s'assied à ma place et joue quatre numéros. Par politesse, j'attends un instant, par politesse et aussi pour pouvoir renifler son bath parfum et lui contempler le décolleté. La fille est blonde, avec les cheveux courts. Très bronzée. Des roberts affûtés au taille-crayon ; bref je n'aurais pas besoin de prendre de l'huile de foie de merluche ou de me chatouiller la thyroïde avec une plume de paon pour qu'elle devienne très vite mon genre. Elle perd, rejoue, reperd tandis que je la repère en rêvant de l'embarquer dans mon repaire…
— Ça n'a pas l'air de bien se présenter, lui dis-je à l'oreille.
— Vous avez une recette à m'offrir? elle demande sans se retourner et en misant quatre autres numéros.
— Une recette non, mais du Champagne si le gosier vous en dit.
Elle fait comme si elle n'avait pas entendu ma proposition. Je vois ce que c'est : une bégueule. Le genre de nana qui vous sourit mais qui se drape dans son quant-à-soi si on a le malheur de vouloir nouer des relations, fussent-elles purement diplomatiques.
Je n'insiste pas. San-A., vous le savez mes belles, c'est pas le genre crampon. Les sœurs c'est comme les godasses : ça va ou ça ne va pas. Quand ça va, ça va bien, mais quand ça ne va pas je laisse quimper.