Je me dirige vers le terrain de manœuvre du Gros pour mater où il en est. M'est avis que la Berthe doit être en train de lui faire le grand jeu à Alfred, car il se goinfre, Béru. C'est pourtant vrai qu'il ressemble à feu Farouk le peu farouche. Devant son tas de plaques il devient crapoteux, suifeux, potentat jusqu'au bout des ongles. Il dompte la chance. Il lui a imposé sa loi à cette fichue garce. Il la domine. C'est le Jules de Madame ! Son amant de cœur, son barde. Les mâchoires crispées, la paupière de plomb il jette ses plaques avec sûreté, à l'ultime seconde, après un temps d'hypnose. Et la bille répond à ses avances. Elle a débouché pour lui sa corne d'abondance, pour lui Béru dont les cornes jusqu'alors ne furent que celles des cocus. Il joue, il gagne, médite, rejoue, regagne (avant de regagner l'hôtel). Ça n'est pas un tacticien, ni un théoricien. Non, il se laisse porter par l'instinct et par l'instant. Il flirte avec des ondes avant-coureuses. Et vlan, dix sacs sur le 23 ! Pourquoi le 23, mort de mes os ! C'est pas un numéro, ça ! On ne « sent » pas le 23, c'est pas vrai, pas possible ; je démens !
Et pourtant c'est le 23 qui sort. Le mage Béru avait vu juste. Car il AVAIT VU, comprenez-vous?
Je ne lui parle pas. Lorsqu'un somnambule prend la gouttière du gratte-ciel pour les jardins du Palais-Royal, faut pas l'interpeller. Au contraire : on retient son souffle, on se réprime, se comprime le borborygme éventuel. Ma présence dans son dos me paraît déjà pernicieuse, provocatrice de perturbations dans le surnaturel où il s'est fourvoyé. Je m'écarte à reculons, comme on sort de la chambre d'un agonisant. Faut pas empiéter sur ses radiations. Faut lui laisser son champ magnétique intact, sans jeter de papiers gras. On ne bivouaque pas dans l'aura d'un mec à qui la Chance roule une galoche ! Oh que non ! Ce serait criminel. En reculant je heurte un corps étranger mais que je ne demande qu'à mieux connaître puisqu'il s'agit de la fille blonde de tout à l'heure. Elle a les yeux gris-vert, faites excuse maâme la baronne, j'avais pas encore remarqué.
— Eh bien, dit-elle sévèrement, ce sont des propositions de Gascon que vous faites !
— Mais je croyais… J'avais cru comprendre… Votre silence…
La boule venait d'être lancée, on n'a guère envie de bavarder dans ces cas-là !
Je lui distribue toute une série de risettes et de regards enjôleurs.
— Allons au bar, proposé-je.
Mais elle fait la moue.
— Vous tenez à vous éterniser ici? Cet endroit me sort par les yeux car je viens de ramasser une fameuse culotte.
Je me dis
— Vous avez raison, cherchons un coin plus sympathique.
Elle porte une robe blanche avec de la dentelle noire par-ci et un peu par-là. Elle sent bon la femme. C'est mieux qu'un parfum : c'est une odeur ! Riche ! Présente ! Ensorcelante.
Un galonné du hall à qui j'offre une surprise de mille balles nous indique une boîte sensas, à deux pas du casino. Ça s'appelle
Elle m'explique que son père est un zig plein de pognon de Bâle (un drôle de trou entre parenthèses). Il lui paie ses caprices. Faut dire qu'il est veuf et s'est remarida, le cher homme. Les papas remariés sont indulgents avec leurs grandes filles issues du premier plumard. Ils essaient de se faire pardonner le deuxième foyer en les couvrant d'artiche et en leur laissant la bride sur le cou.
Je l'écoute en lui caressant aimablement la cuisse sous la table. Le contact de la jarretelle à travers l'étoffe ça met du grisant dans le tactile. Elle ne proteste pas. J'ai droit à ses vacances de l'année dernière en Asie mineure (elle n'a eu vingt et un ans que cette année) et celles de cette année-ci qui démarrent par un grand tour. Elle contourne le Léman pour voir le Tour de France, mais dès demain elle va retraverser son Helvétie natale pour se diriger du côté de l'Autriche.
— Toute seule? je demande.