Le D.C.D. de l'armée de l'air américaine vrombit dans la nuit d'Asie. Je file un regard à Béru.
Les mains nouées sur sa bedaine, voûté à cause du parachute qui lui gonfle le dos, il pionce en émettant un bruit nettement supérieur à celui de l'appareil.
Un officier amerlock assis en face de moi m'adresse un clin d’œil.
— On va bientôt arriver, dit-il dans un français approximatif. Il faudrait réveiller votre camarade…
— Dans combien de temps ? interrogé-je.
Il mate sa tocante.
— Dix minutes environ. Le poste de pilotage nous préviendra cinq minutes avant le point de largage.
— Alors, il sera temps de secouer Bérurier.
Je médite un instant, les yeux fixés sur le ciel moutonneux qui s'étale au-dessous de nous.
Désormais, selon la volonté ferme du Vieux, nous ne sommes plus Français.
Le Président de la République doit faire un voyage à Pékin dans les jours à venir et, étant donné les bonnes relations nouées entre la France et la Chine, un incident diplomatique est à éviter coûte que coûte.
Officiellement et quoiqu'il arrive, nous sommes deux alpinistes suisses qui se sont égarés dans la chaîne de l'Himalaya. On va nous parachuter près de la frontière du Cachemire avec un matériel de montagne destiné à accréditer notre version. Ensuite, ce sera l'inconnu avec un I majuscule. A nous de jouer. Dans cette période indécise du voyage, au cours de ce temps mort qui échappe à mon contrôle, je fais un retour sur moi-même.
Comme chaque fois, c'est à Félicie que je pense. A peine arrivé me voilà reparti. L'autre soir, nous l'avons faite notre virée, L'Olympia, Lipp, et le retour à Saint-Cloud avec un crocheton par les Champs-Élysées histoire de lui refiler une dernière tournée de lumières à ma vieille.
Le cœur n'y était pas. Je pensais à cette mission. Je me disais que, selon toute vraisemblance, elle allait être la dernière. Aller clamser en Chine, commak, délibérément, contre la volonté même de ses chefs, admettez que c'est un peu insensé sur le pourtour, non ? Faut aimer l'aventure, le risque et Bérurier. Je cherche à piger ce qui m'a pris dans l'antichambre du Big Boss lorsque j'ai décidé d'accompagner le Gravos au bout de son enfer.
Je crois que ce qui m'a provoqué cette décision, c'est d'imaginer le Béru, tout seulâtre, tout paumé sur le gigantesque territoire chinetoque, pareil à Charlot à la fin de ses films quand il s'en va, sur une route vide, de sa démarche de canard. Oui, j'ai réagi à cette image. Je me le suis vu, le Mastar, dans cette immensité redoutable sans andouillettes et sans bistrots, si loin de son univers tiède et paisible…
Un signal lumineux s'allume avec un ronflement d'interphone. Une voix nasillarde lance un truc caverneux. L'officier qui commande l'opération largage me fait signe.
— Il est temps, garçon !
— O. K., dis-je afin de me mettre à l’unissons.
Je secoue le Gravos par l'épaule.
— Hé, bébé rose, j'appelle doucement, c'est ici qu'on prend la correspondance !
Il sursaute, regarde les banquettes, se frotte les carreaux et murmure :
— On est déjà à Chaussée-d'Antin !
—
Il renifle la réalité et bâille.
— Mince, fait-il, je rêvais justement que j'allais dîner chez Pinaud.
— Debout ! ordonne le Ricain en se dirigeant vers la lourde de l'appareil.
Béru mate par un hublot. Il n'aperçoit que la nuit immense dans laquelle flottent des nuages éclairés par la lune. Il fait la grimace.
— Va falloir plonger dans cette purée mousseline ? fait-il, très réticent.
— Eh oui, Gros. Il va falloir.
— Ils pourraient pas nous poser puisque l'endroit où on débarque est un désert.
— Impossible !
— C'est la première fois que je saute en marche d'un avion.
— N'oublie pas les conseils du moniteur, Gros, en ce qui concerne ta position de descente. Si tu te casses une guitare à l'arrivée, c'est scié.
— Je ferai du mieux, dit-il.
L'officier américain s'assure que les sangles de nos parachutes sont bien bouclées. Puis il fixe la courroie d'ouverture de nos dorsaux au rail scellé au plaftard de l'appareil.
Sa Majesté est un peu pâlichonne, mais fait bonne contenance néanmoins. Le signal lumineux palpite à nouveau.
— Dans trente secondes ! avertit l'Américain en faisant coulisser la porte.
Un grand rectangle de nuit se découpe soudain et l'air se met à miauler sauvagement.
— Tu sautes le premier ! avertis-je.
— Je suis paré, bredouille le courageux.
L'américain lève un bras. Il a son autre main appuyée sur l'épaule du Gravos.
— Go ! crie-t-il soudain en donnant une impulsion à mon compagnon.
Béru est ce qu'il est : gueulard, renaudeur, picoleur, soudard, et tout, mais la témérité, c'est son lot. Il n'a pas l'ombre d'une hésitation, il se précipite dans le vide. Ce faisant, il pousse une exclamation terrible, si terrible qu'elle domine le hululement de l'air.