Dans la vie, y a deux sortes de frangines : celles à qui l'on dit qu'on a un rendez-vous urgent après l'amour, et celles avec lesquelles on recommence. Vao Dan Sing appartient à la seconde catégorie. Ce que je ne peux lui dire en français, je le lui fais en français. Elle est d'accord. Une passionnée, les gars ! Ce vertige ! Cette culbute dans les abîmes de la passion ! A la fin (la vraie), elle se met à pleurer d'émotion. Chez les Chinoises paraîtrait que c'est plutôt rarissime.
Elle sanglote, elle hoquette et me bredouille des délicatesses dans sa langue maternelle (que je commence à bien connaître de l'intérieur). Et puis, tout de go, elle se jette sur moi, me prend la tête à deux mains et murmure :
— O !
C'est si peu en rapport (même sexuel) avec l'instant de qualité que je viens de vivre que j'en écarquille les châsses comme des bouches d'égout. Enfin quoi, je vous fais juges, mes petites poules.
Quand on vient de faire vibrer une mademoiselle depuis Dunkerque jusqu'à Tamanrasset et qu'elle a les yeux bordés de reconnaissance, on s'attend plutôt à ce qu'elle vous retienne par les basques de votre slip, non ? Au contraire, ma Chinetoque bien fourbie (au point que j'ai l'impression d'avoir fait les cuivres) me demande de calter.
— Mais, tendre trésor de la Chine millénaire, que je lui rétorque, si nous partons maintenant nous allons nous faire cueillir par la première patrouille venue. Vous voulez donc notre mort ?
— Au contraire, susurre la douce enfant, je veux vous sauver.
— Expliquez-vous, ma belle déesse citron.
Elle hésite, son sourire a disparu, ses yeux en virgule sont devenus fixes.
— Vous courrez un grand danger ; mon cousin Lang Fou Ré n'est pas l'ami que vous supposez.
Je fais la grimace.
— Sans blague ? m'exclamé-je en anglais.
— C'est un agent du Grand Poû La Gha. Comme il parle français, on l'a enfermé avec votre gros ami afin de lui tirer les vers
Je comprends tout. Y compris pourquoi nous nous évadâmes sans trop d'encombres.
— Pourquoi cette ruse, les moyens de pression ne doivent pas manquer pour faire parler un homme ? m'étonné-je.
Vao secoue sa belle nuque fine et souple comme une tige d'arum.
— On a craint sans doute que vous ne parliez pas ou que vous ne disiez pas tout ! Vous comprenez pourquoi il faut partir ?
Je serre les poings. J'avais déjà refilé toute ma sympathie à Lang Fou Ré, plus un début d'amitié.
— Quel salaud ! dis-je en français, parce que vraiment il n'y a que dans la langue de Cambrone qu'on puisse exprimer certains sentiments très intenses.
— Merci du tuyau, ma jolie, reprends-je en lui octroyant la galoche de la reconnaissance à titre posthume. Je ne sais pas trop ce que nous allons faire, mais nous allons le faire.
— Je pars avec vous ! décide-t-elle dans un élan.
C'est du fanatisme ou je ne m'y connais pas, admettez ! Les tourmentés de la ceinture de chasteté que je vous causais un peu plus haut pousseraient une frime contrite, marie et ronchonneuse, s'ils étaient là.
Elle veut racheter la vilenie du cousin, Vao. Elle en a honte cruellement qu'il appartienne au Grand Poû La Gha, le camarade Lang, et qu'il joue les faux derches avec nous. Mlle se donne totalement cette fifille. Pas de demi mesure : la ferme et les chevaux en même temps que la vertu, voilà comment qu'elle est !
— Ce serait de la folie Vao, mon amour, je lui réponds.
— C'en serait une bien plus grande encore si vous partiez seuls.
J'hésite. Non, décidément, je ne peux pas accepter un tel sacrifice. Elle se condamnerait en faisant cela.
— Je ne veux pas, chérie, insisté-je en m'efforçant de rester ferme sur les prix. De toute manière, nous sommes perdus, alors à quoi bon vous entraîner avec nous dans la mort !
Bien dit, non ? On se croirait dans une tragédie antique.
— Vous cherchez à quitter la Chine si j'ai bien compris ? demande-t-elle.
— Oui, mais pas tout de suite, Vao.
— Comment cela ?
— Mettons que nous ayons à accomplir un petit travail auparavant.
Elle fronce les sourcils.
— Un petit travail ?
— Heu, dis-je après m'être mordu la lèvre supérieure en m'aidant pour ce faire de ma mâchoire inférieure, un travail d'information. Nous sommes des journalistes français, mon petit cœur. Nous avons décidé de tenter une grande enquête sur votre pays…
— Si vous enquêtez trop longtemps, jamais vous ne pourrez publier votre reportage, prophétise la ravissante enfant. Avez-vous au moins des amis dans le pays, des endroits où vous pourriez vous réfugier en cas de besoin, des appuis ?
Je secoue la tête lamentablement.
— Hélas ! non, belle Vao, vous êtes, avec votre foutu cousin, les seules personnes que nous connaissions.
— Alors, vous voyez bien que vous avez besoin de moi, dit-elle d'une voix âpre.
Elle se lève, décidée, ardente, somptueuse comme une amazone.
— Allez chercher votre ami, mais surtout ne faites pas de bruit ; il faut que nous sortions sans réveiller Lang Fou Ré.
Je secoue la hure du Gravos après l'avoir saisie par le menton.