Ankrel se souvint de l’ivresse, de la sauvagerie qui s’étaient emparées de lui au moment de revêtir le masque et la robe. Ils lui avaient conféré cette toute-puissance dont parlait Jozeo, ils l’avaient relié à un grand corps invisible, omniprésent, dont il était devenu l’un des multiples bras. Ce n’était pas l’individu Ankrel qui avait violé la fille dans la grange, mais Maran à travers Ankrel, Maran qui l’avait marquée de son sceau, Maran qui l’avait visitée, purifiée, préparée à la vie éternelle. Ankrel n’avait pas eu le temps de se tailler un masque dans un bloc d’écorce ni de se confectionner une robe avec le fil de craine, mais il se promit de s’en occuper à la première occasion, parce que chaque nouveau masque, chaque nouvelle robe renforçaient la cohésion et la détermination des protecteurs des sentiers.
« Les confermées et les mathelles croient que nous sommes des fous sanguinaires, poursuivit Jozeo avec ce regard exorbité et brillant dont Ankrel avait eu un premier aperçu au domaine de Velaria. Mais elles ne voient pas dans quels sentiers se sont fourvoyés les fils et les filles de
— Il s’appelait comment ? demanda Mazrel.
— Son nom est comme son histoire, il change selon les versions : pour les uns il est tout simplement le Premier, pour d’autres le Zèle incarné, pour d’autres l’Emmégis, pour d’autres le Maranite, et il en existe encore un certain nombre, plus ou moins compréhensibles. Donnez-lui le nom que vous voulez, celui qui correspond à vos envies, à vos besoins. Si vous l’appelez du fond du cœur, il vous entendra où que vous soyez. »
Le vent apporta une succession de tintements cristallins. Les chasseurs levèrent les yeux sur les nuages noirs et si bas qu’ils semblaient s’éventrer sur les courbes pourtant affaissées des collines. Des rideaux clairs et denses escamotaient les plaines dans le lointain.
« Une averse de cristaux ! cria Jozeo. Les yonks ! Il faut les rentrer ! »
Mais les grands herbivores renâclèrent au moment de franchir l’ouverture dont les bords étroits et coupants leur comprimaient et leur éraflaient les flancs. Il fallut, pour chacun d’entre eux, que deux chasseurs les tirent par les rênes pendant que trois autres les poussaient ou leur piquaient les membres postérieurs avec les lames de leurs poignards. Les premiers cristaux de glace, encore peu volumineux, encore semi-liquides, tombèrent alors qu’il restait sept yonks dehors. Les hommes se protégèrent en remontant leurs tuniques ou leurs vestes sur leurs têtes. Les légères contusions provoquées par le début de l’averse ne les empêchèrent pas de mettre à l’abri trois autres yonks. Puis les cristaux atteignirent rapidement le volume de pommes de jaule, devinrent aussi durs, aussi tranchants que des lames de corne, et les chasseurs durent se résigner à abandonner les trois dernières montures à leur sort. Les yonks, harcelés par les aiguilles qui se fichaient profondément dans leur cuir, ensanglantés, affolés, brisèrent leurs attaches et s’enfuirent au triple galop. Ankrel et les autres lakchas, massés dans l’entrée de la grotte, les virent s’effondrer l’un après l’autre sur un sol déjà revêtu d’une blancheur scintillante bientôt rougie de leur sang.
« Il arrive parfois que des troupeaux entiers se fassent piéger par ces satanées pluies de cristaux », grommela Jozeo.