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Grosse ! Je suis grosse des œuvres d’Elleo. Mon ventre commence à pousser, oh ! une simple impression plutôt qu’une véritable transformation, mais je me sens déjà pleine de cette vie qui s’épanouit en moi. Est donc arrivé ce que ma mère redoutait le plus au monde, la preuve tangible de mes amours avec mon frère. Non seulement Sgen ne peut plus se voiler la face, mais elle redoute les commérages qui ne vont pas manquer de souligner la lourdeur chaque jour plus délatrice de mes seins et mon ventre. Et elle ne pourra pas se défendre en prétendant que sa fille a séduit un volage, on ne m’a jamais vue en compagnie d’un autre homme qu’Elleo. Jusqu’alors les gens se sont tus ou se sont contentés d’exprimer leur suspicion et, déjà, leur sentence par la sévérité haineuse de leurs regards, mais à présent, à présent que je suis la preuve incarnée de leurs dénonciations muettes, ils risquent de briser les digues et de déverser leur colère sans aucune retenue sur mon frère et moi.

Elleo a pleuré en apprenant la nouvelle. Je ne sais pas si c’est de joie ou d’horreur, il avait l’air d’un enfant perdu, terrorisé, comme écrasé par le poids de cette responsabilité, comme déprimé à l’idée de me partager avec un autre, fût-il doublement issu de ses gènes. Nos étreintes ont déjà perdu de leur fréquence, de leur intensité, au point que, s’il n’était absorbé du matin au soir par les travaux de réfection du mathelle, j’en serais presque arrivée à croire qu’il m’évite, qu’il me fuit.

Nous n’avons pas voulu cette grossesse et pourtant elle était prévisible, ô combien : je n’ai jamais utilisé les « herbes d’amour », ces plantes dont les propriétés contraceptives ont été découvertes par les djemales du conventuel de Chaudeterre (sans doute en avaient-elles davantage besoin que les autres, elles qui sont censées consacrer tout leur temps, toute leur énergie à la recherche de l’éternel présent). De même, avec un minimum d’attention et de volonté, nous aurions pu nous abstenir durant les jours féconds de mes cycles. Nous étions trop avides de jouir l’un de l’autre pour simplement penser à prendre ce genre de précaution. Elleo quant à lui n’a jamais songé à se retenir et m’a irriguée avec une rare obstination. Il y a quelque chose chez lui d’une rivière en crue, incapable de rester dans son lit, impatiente de fertiliser les terres qui la bordent. Et, pourquoi le nier ? j’ai aimé qu’il se perde, qu’il déborde en moi.

Nous avons donc récolté ce que nous avons semé avec une si belle ardeur. Avant-hier, j’ai surpris ma mère en grande conversation avec une vieille servante du nom de Xahya qui, si on en croit la rumeur, commerce avec les forces occultes du nouveau monde. Ce sentier ne fait pas partie des sept chemins d’évolution de l’Estérion, du moins officiellement, mais il est à mon sens le versant occulte du quatrième sentier, celui de la connaissance, de l’eau bouillante, de Qval Djema. Xahya est d’ailleurs une femme difficile à cerner, à décrire : elle paraît changer de forme et de physionomie selon le moment où on l’observe, comme si son corps était le réceptacle de personnages divers et variés, assez puissants en tout cas pour remodeler ses traits à volonté. Même en plein jour, même sous les rayons ardents de Jael, elle semble environnée d’obscurité, formée d’essence ténébreuse. J’ai compris, aux regards furtifs qu’elles me jetaient, que ma mère l’entretenait de mon problème. Et j’ai deviné, à leurs mines de conspiratrices, à leurs hochements de tête entendus, à la détermination qui leur étrécissait les lèvres et leur plissait les yeux, qu’elles projetaient de… tuer mon enfant.

La solution de facilité aurait probablement été de les laisser agir, d’attendre docilement que les invocations de Xahya provoquent la fausse couche libératrice, mais la mère en moi s’est indignée de toutes ses fibres, a rejeté catégoriquement cette issue. J’ai donc pris la décision de m’enfuir. Sans mettre personne dans la confidence. Pas même Elleo. C’est préférable pour lui et pour moi. Pour lui parce que la vue de mon corps déformé ne réussirait qu’à le perturber davantage. Pour moi parce que je ne supporterais pas de déceler du dégoût, voire de la simple perplexité, dans ses yeux.

Je vivrai comme un furve, repliée sur moi-même, seule avec mes réserves de vivres, d’eau, de rouleaux de peau et d’encre de nagrale, j’écouterai mon enfant croître, je l’encouragerai à me donner ses premiers coups, j’établirai avec lui une relation clandestine, rageuse, profonde, où il sera seulement question d’amour, d’attention, de présence. Puis, quand il aura décidé de venir dans ce monde, j’irai le présenter à son père. Il pleurera, de joie pure cette fois, en découvrant son fils ou sa fille et en me découvrant, moi, sœur pardonnée, femme épanouie d’avoir donné la vie, mère triomphante et baignée de l’amour d’Ellula.

J’avais prévu un autre départ, une expédition exaltante en compagnie d’Elleo, mais les circonstances en ont décidé autrement. Et tant mieux finalement, les aventures les plus glorieuses ne sont pas toujours celles que l’on croit. J’ai commencé à mettre de côté des fruits secs, des morceaux de viande fumée et de la farine de manne. Je ne pourrai guère emmener avec moi qu’un sac de laine végétale, et encore à moitié rempli, ainsi que deux ou trois gourdes d’eau. Des provisions nettement insuffisantes pour couvrir les douze ou treize mois de grossesse qui me restent à vivre. Pas question pour autant de renoncer à mon nécessaire d’écriture. Il me reste à placer toute ma confiance dans la bienveillance d’Ellula, puisque désormais je me suis réfugiée sous son aile. Si ma requête est juste – mais la requête pour la survie d’un enfant, fût-il le fruit d’amours interdites, n’est-elle pas nécessairement juste ? – elle pourvoira à mes besoins, elle me guidera sur l’immensité des plaines du Triangle, elle me gardera des umbres et des autres prédateurs, elle me proposera un abri, un ventre chaud, humide, accueillant, où le mien pourra enfler sans crainte.

Ainsi retirée du monde, j’aurai enfin l’opportunité de reprendre possession de moi-même, d’explorer en toute liberté, en toute tranquillité, les frontières encore méconnues de mes territoires intimes. Je me provoquerai moi-même puisque je n’aurai plus personne à choquer ou à séduire. Mon maître Artien sera heureux de me voir consacrée sans retenue à la danse de la plume, son rire traverse déjà les gouffres de temps qui nous séparent. En réalité, en dépit de l’amour fou que je continue de porter à Elleo, je suis impatiente de suivre mon sentier de solitude, pas seulement pour allonger les distances entre Xahya et moi – rien ne dit non plus que les distances soient un problème pour les forces occultes invoquées par la vieille servante –, mais pour me retrouver, pour m’accorder cette parenthèse de silence et de secret que me réclament mon corps et mon esprit.

Je repense à Lézel, je ne sais pas pourquoi. Voilà bientôt un an et demi que mon petit tanneur a quitté le domaine de ma mère et il n’a jamais donné de ses nouvelles, pas même à sa famille. Je l’ai poussé à l’exil et, par un de ces méandres facétieux du destin, je me vois contrainte de suivre ses traces. Lui ployait sous le poids de ses regrets, de son chagrin, moi je m’alourdis d’une autre vie et déjà, déjà, du manque d’Elleo.

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.
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