Mazrel s’était claquemuré dans un silence maussade et Ankrel avait compris que leur conversation avait réveillé des fantômes douloureux chez son interlocuteur. Les protecteurs des sentiers imposaient à leurs futurs frères des épreuves dont ils ne revenaient pas indemnes. Ligotés par un inavouable secret, les nouveaux adeptes n’avaient plus la possibilité de reprendre leur liberté. Ils se l’interdisaient eux-mêmes, de peur de se retrouver confrontés à l’inutilité, à la monstruosité de leur pacte. Rien ne justifiait que Mazrel eût massacré ces quinze errants sinon le port du masque d’écorce et la robe de craine. Rien ne justifiait qu’Ankrel eût violé cette fille sinon la hantise de décevoir un homme qui portait le masque d’écorce et la robe de craine.
« Umbres ! »
Ankrel faillit régurgiter le morceau de viande qu’il venait d’avaler. Les gestes et les visages s’étaient figés autour de lui. Des taches noires s’étaient posées au-dessus des crêtes sombres de l’Agauer, comme si un enfant maladroit avait éclaboussé le ciel d’encre de nagrale. Nombreuses, peut-être trente ou quarante, plus ou moins larges, plus ou moins sombres. Le cœur battant, les tripes nouées, Ankrel fouilla les environs à la recherche d’un abri, mais la plaine n’offrait à perte de vue que ses herbes ondulantes aux couleurs changeantes.
« J’en ai jamais vu autant ! hurla une voix.
— Aux yonks ! glapit Jozeo. Essayons de trouver un refuge.
— Il n’y en a pas dans cette fichue plaine !
— Maran nous guidera. »
Jozeo ramassa sa gourde, remisa son poignard dans son étui, rejoignit son yonk en quelques foulées, sauta sur la selle, laboura les flancs de sa monture à coups de talon et, sans prendre le temps de glisser les bottes dans les étriers, s’élança au grand galop dans la direction opposée à celle de la chaîne montagneuse.
Les autres lakchas l’imitèrent, abandonnant sur place les restes de leur repas et les sacs de vivres. Ankrel fut l’un des derniers à réagir. Lorsqu’il se jucha sur son yonk, un mâle dont la robe brun foncé se mouchetait de taches claires, il faillit aussitôt en redescendre tant le contact avec la selle dure jeta du feu sur ses brûlures. Il n’eut pas besoin d’éperonner sa monture, gouvernée par des réflexes ancestraux d’appartenance au troupeau, pour qu’elle file au galop. Il resta d’abord plaqué sur l’encolure, le nez enfoui dans la crinière courte, les pieds calés dans les étriers, les jambes tendues, les fesses décollées de la selle. Il voyait, dans le demi-cercle des cornes, la petite troupe s’étirer en file au milieu des herbes, disparaître par instants dans les creux, resurgir plus loin sur les bosses. Il essaya de combler la dizaine de pas d’intervalle qui le séparaient de l’avant-dernier yonk, mais, n’y parvenant pas, il lança un regard fébrile derrière lui.
La nuée des umbres s’était rapprochée à une vitesse sidérante : ils flottaient pratiquement au-dessus de lui, gigantesques, menaçants, ondulant comme des écliptes de la rivière Abondance. Un gémissement de terreur s’échappa de ses lèvres. Une vague de froid lui lécha la nuque et descendit le long de sa colonne vertébrale. Ce n’était pas le vent, là-dessus il n’avait aucun doute. Les muscles de son dos se contractèrent dans l’attente du contact. La course pesante, obstinée, des grands herbivores ébranlait le sol dans un grondement sourd.
Le yonk d’Ankrel se déroba sous lui. Vidé de la selle, il eut une sensation de chute vertigineuse, de plongée effrayante dans un gouffre sombre et sans fond.
CHAPITRE XIII
FURVES