Jozeo leva le bras pour donner le signal de la pause. Ankrel tira sur les rênes de son yonk et mit pied à terre avant même que sa monture ne s’arrête, impatient de soulager ses fesses, ses cuisses et ses mollets à vif. Ils chevauchaient depuis trois jours, et les frottements incessants sur le cuir de la selle et la robe rugueuse avaient engendré des rougeurs, des cloques dont certaines avaient crevé et libéré un pus mêlé de sang. Bien qu’ils eussent parcouru des lieues et des lieues depuis leur point de départ, un domaine situé dans la région nord de Cent-Sources, Ankrel avait la détestable impression de faire du surplace, sans doute parce que l’horizon et Jael étaient les seuls points de repère sur ces immenses étendues jaunes traversées d’ondulations bleues, vertes ou brunes. Ils n’avaient pas pris la direction du nord-est comme à l’habitude, ils s’étaient dirigés plein est, vers la chaîne montagneuse de l’Agauer dont les pics n’étaient encore que des ombres lointaines, des rêves inaccessibles.
Ankrel s’étira pour détendre ses muscles noués douloureux. Les autres, habitués à la monte, avaient déjà mené leurs yonks dans les zones les plus herbeuses et commencé à préparer le repas du zénith. Il était le plus jeune du groupe qui comptait vingt et un chasseurs, les meilleurs de l’ensemble des cercles selon Eshvar et Jozeo. Tous protecteurs des sentiers, ils s’étaient engagés avec enthousiasme dans cette expédition contre les umbres, car ils se voulaient les plus grands des lakchas, les fils préférés de Maran, et leur désir d’évolution, de perfection, ne trouvait plus à s’exprimer dans la chasse routinière aux yonks.
D’abord flatté d’avoir été admis dans leur cercle restreint, Ankrel avait rapidement mesuré le degré d’exigence qu’il y avait à vivre dans une telle compagnie. Les faiblesses, les jérémiades, les doutes n’étaient pas tolérés, ni d’ailleurs aucune autre manifestation de mollesse, de paresse, ou jugée comme telle. Il n’avait donc parlé à personne de ses rougeurs qui, pourtant, lui arrachaient des gémissements et des larmes. Il n’avait jamais réclamé le repos supplémentaire qu’implorait son corps engourdi, exténué. Les dents serrées, les yeux rivés sur ces maudites montagnes qui semblaient se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient, il endurait ses douleurs en silence, mettait même un point d’honneur à plaisanter et à rire avec les autres au long des bivouacs. Il s’agrippait à l’idée qu’il participait à « l’aventure la plus extraordinaire qu’ait jamais vécue un homme sur ce fichu monde », selon l’expression de Jozeo.
Mais il ruminait des pensées sales et noires depuis son intronisation chez les protecteurs des sentiers. Il avait signé un pacte indélébile avec les frères de Maran. Ils l’avaient contraint à violer cette fille sous leurs regards, comme pour le piéger dans ses propres turpitudes et lui interdire tout retour en arrière. Non, ils ne l’avaient pas contraint, il avait agi de son plein gré, poussé par une force irrésistible, une puissance quasi surnaturelle qui semblait liée au port du masque et de la robe de craine. Comme si, en enfilant l’uniforme, il avait hérité de l’énergie d’un ensemble. Comme s’il avait été possédé par une unique et immense divinité nourrie depuis des siècles aux ferments de la haine, du désir et de la colère.
La fille, terrorisée, s’était débattue au début, une résistance qui avait soufflé sur le feu de son désir. Il s’était abattu sur elle comme un umbre sur sa proie, lui avait arraché sa robe et l’avait violée à plusieurs reprises, protégé par l’anonymat du masque, stimulé par les psalmodies graves des spectateurs, s’acharnant sur elle avec une violence inouïe, l’abandonnant en sang sur la terre battue de la grange.
C’est le lendemain seulement qu’il avait pris conscience d’avoir perdu sa virginité. Il n’en gardait pas un bon souvenir. Une amertume chargée de remords supplantait l’ivresse ressentie pendant la signature du pacte. Ô combien différente il avait imaginé sa première relation avec une femme ! Il n’avait esquissé qu’une caricature grossière de l’acte d’amour, une empoignade furieuse dans une grange délabrée, une série de saillies bestiales et sanglantes au milieu d’une haie vociférante de masques. Les autres l’avaient félicité pour sa virilité, l’avaient étreint avec ferveur, lui avaient signifié qu’il était désormais un membre à part entière de la grande famille des protecteurs des sentiers.
« Comment se portent tes fesses et tes cuisses ? »
Ankrel découvrit le visage de Jozeo à quelques pouces du sien. Le lakcha le dévisageait avec un mélange de sollicitude et de perplexité.
« Comment sais-tu que…
— Il suffit de te voir marcher ! coupa Jozeo. Tu donnes l’impression d’avoir fourré un buisson entier d’épines dans ton pantalon ! Mais je n’ai pas entendu une plainte sortir de ta bouche, et je me félicite de ne pas m’être trompé sur ton compte.
— Un peu tôt pour en juger, non ? Nous ne sommes partis que depuis trois jours… »