Frères du cercle ultime,
Nous nous sommes rendus maîtres des domaines qui s’étaient ligués contre nous sous l’impulsion d’une poignée de mathelles. Vos conseils étaient judicieux : comme elles ne s’attendaient pas à être attaquées pendant l’amaya de glace, les reines rebelles n’ont jamais eu le temps de rassembler leurs troupes, et leurs domaines sont tombés l’un après l’autre.
Nous avons toujours réussi à déjouer les averses de cristaux de glace. Les batailles nous ont coûté des pertes, parfois assez importantes, mais nous savons que Maran réservera une bonne place à nos frères immolés à sa cause. Emportés par l’ardeur des combats, lassés de la résistance adverse, aveuglés par une sainte colère, nous n’avons pas toujours laissé de survivants derrière nous, pas même les mathelles ou leur descendance directe comme vous nous l’aviez ordonné. La responsabilité nous en incombe, à nous les chefs de cercle qui n’avons pas su contenir la rage de nos frères. Pour notre défense, nous dirons que le sang a le même pouvoir enivrant que l’alcool de manne et qu’il est bien difficile à des hommes de réfréner leur ivresse lorsqu’ils commencent à en respirer l’odeur. De même, nos frères n’ont pas toujours songé à marquer les femmes et les jeunes filles de l’amour divin de Maran avant de les tuer, mais, encore une fois, je ne crois pas qu’on puisse les en blâmer dans la mesure où ils ont déployé une bravoure et une volonté sans faille. Nous comptons malgré tout onze mathelles prisonnières, ainsi que leur descendance directe. Nous les avons enfermées dans des pièces du domaine situé au nord de Cent-Sources qui porte le nom de Présent (à en croire les premiers interrogatoires, ce nom ridicule s’explique par le fait qu’une ancienne djemale en est la fondatrice). Nous attendons vos instructions pour ce qui concerne les captives.
Nous avons trouvé une dizaine de domaines dont ce Présent entièrement vidés de leurs occupants, de leur cheptel de yonks et de leurs réserves alimentaires. Nous nous sommes d’abord félicités de ces conquêtes faciles, nous avons pris nos aises, nous nous sommes reposés, réchauffés, restaurés, puis nous nous sommes interrogés sur le sens de ces disparitions : qu’est-ce qui a bien pu pousser ces reines à abandonner leurs territoires, elles qui s’étaient battues avec une férocité insoupçonnable pour les conserver ? Elles s’étaient terrées comme des furves dans leurs bâtiments dès les premiers signes de l’amaya de glace, elles ont dû prendre le risque d’affronter les chutes de cristaux et de voir leurs enfants, leurs constants et leurs permanents réduits en charpie.
Quelques-uns d’entre nous ont donc suivi les traces profondes des chariots, visibles même sous l’épaisse couche de glace qui recouvre les chemins. Elles nous ont conduits en direction du nord, vers les plaines du Triangle où elles finissent par s’effacer dans les innombrables flaques laissées par la fonte des premiers cristaux.
Ainsi donc ces mathelles ont capitulé et choisi l’exil après nous avoir combattus pendant des années. Une de leurs destinations possibles me paraît être le conventuel de Chaudeterre. La mathelle du Présent, Merilliam, est une ancienne confermée comme je vous le disais un peu plus haut, et les autres la considèrent comme leur inspiratrice, comme l’âme de leur résistance. Elle a donc pu les exhorter à se réfugier à l’intérieur des bâtiments de Chaudeterre, intacts et désormais déserts. Nous avons commencé à interroger les prisonnières à ce sujet et, si les réponses restent pour l’instant évasives, il ne fait aucun doute que nous ne tarderons pas à recueillir des renseignements plus précis : les mères sont capables d’endurer de grandes douleurs pour elles-mêmes, mais elles se révèlent d’une faiblesse insigne dès qu’elles aperçoivent une égratignure, une goutte de sang ou l’ombre d’une menace sur leur chère progéniture.
Quoi qu’il en soit, je vous suggère, frères du cercle ultime, d’expédier sans tarder une phalange au conventuel de Chaudeterre. Au cas où notre hypothèse s’avérerait juste, elle pourrait achever la tâche que nous avons commencée ici et mettre fin une bonne fois pour toutes à la rébellion des mathelles, à l’idée même de rébellion. Elle pourrait également incendier et raser le conventuel, car, tant qu’ils continuent de se dresser au milieu des plaines, ces bâtiments symbolisent Qval Djema et enseignements, et risquent un jour ou l’autre de battre le rappel des anciennes idées. Maran accepterait-il de descendre parmi nous si nous laissions ces vestiges de l’ancien monde comme autant d’insultes à sa gloire ? L’heure est proche de son avènement, apprêtons-nous à le recevoir avec tout le respect qui lui est dû.
Nous attendons donc vos instructions. Selon un frère qui sait lire le ciel mieux que personne (et qui nous a été d’une formidable utilité ces derniers temps), vous pourrez expédier votre messager sans crainte entre la nuit prochaine et celle du premier croissant inversé de Mung, ce qui vous laissera un répit de quatre jours et quatre nuits (ce conseil vaut également dans le cas où vous décideriez d’expédier une phalange à Chaudeterre). Les nuages seront lourds, menaçants, mais ne délivreront pas leurs cristaux. S’il galope bon train, votre messager devrait atteindre le mathelle du Présent (et la phalange le conventuel) avant le retour des averses.
Gloire à Maran, l’enfant-dieu de l’arche.
Hyatz, responsable du grand cercle du Nord.