Le couloir débouchait sur une petite pièce circulaire où se dressait une cloche transparente d’un rayon approximatif de six pas. Ils passèrent en file sous une sorte de portique aux montants incrustés de lumières vives qui s’allumèrent l’une après l’autre comme les flambeaux des processions de la nuit de Grande Délivrance. Ils restèrent un instant immobiles, pétrifiés par l’inquiétude, les yeux rivés sur les lumières jusqu’à ce qu’elles s’éteignent. Les pieds nus des errants et les semelles d’Orchéron claquaient sur le sol aussi lisse que les cloisons et le plafond.
« On dirait des… »
Ezlinn prit une profonde inspiration pour apaiser les battements de son cœur.
« Des fœtus », reprit-elle dans un souffle.
On distinguait à l’intérieur de la cloche transparente un récipient empli d’un liquide épais, jaunâtre, dans lequel flottaient des formes à première vue indistinctes. Cependant, lorsque le regard insistait, il discernait des globes sombres de chaque côté d’une sphère ainsi que des excroissances qui pouvaient figurer une tête, des yeux et des membres.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda Orchéron.
Karille la djemale lui avait appris ce qu’était un fœtus, un bébé qui se formait dans le ventre de sa mère, mais il n’en avait jamais vu, ni de loin ni de près.
« Il m’est arrivé d’aider des femmes qui venaient de subir une fausse couche, répondit Ezlinn. Et de me charger des fœtus morts. J’en ai observé plusieurs avant de les enterrer, à différents stades de leur développement. Ceux-là ne sont pas des fœtus humains, mais, pour l’instant, ils y ressemblent un peu.
— Des yonks », lança Orchéron.
Ezlinn hocha la tête d’un air effaré.
« Cet endroit est un gigantesque… ventre à yonks. »
Bien qu’à peine perceptible, le grésillement qui s’éleva au-dessus de leurs têtes les fit tressaillir. Deux niches se découpèrent au plafond, deux tubes articulés semblables à des bras, pourvus en leur extrémité de filaments brillants et souples, en tombèrent, traversèrent le matériau pourtant résistant de la cloche avec la même facilité qu’ils se seraient enfoncés dans de l’eau et plongèrent dans le récipient. Les errants baissèrent leurs couteaux et, la fascination l’emportant sur la terreur, revinrent se coller à la paroi de la cloche.
« Ça ressemble à une canalisation d’arrosage, dit Orchéron.
— Il faut que les mères se nourrissent pour que leur enfant se développe, approuva Ezlinn. Ces tubes alimentent sans doute le liquide amniotique. »
Orchéron plaqua la main contre le matériau transparent et appuya pendant un moment sans obtenir d’autre résultat qu’une large auréole de sueur sur la surface lisse.
« Comment ils ont pu passer à travers ?
— La vraie question, c’est : qui a conçu tout ça ? s’exclama Ezlinn en désignant la pièce d’un ample mouvement du bras.
— Peut-être que nous le saurons si nous attendons…
— Ça m’étonnerait. On dirait que le système fonctionne de façon automatique, comme les saisons sur les plaines, comme les mécanismes naturels du nouveau monde. Deux troupeaux sont apparus en l’espace de quelques jours sur le plateau, sans doute une seule et unique portée arrivée à terme. Et maintenant des embryons se développent sous cette cloche, comme si une nouvelle portée s’apprêtait à prendre la relève. Pas besoin de rut pour perpétuer l’espèce, pas besoin de gestation ni de mise bas…
— Voilà pourquoi les yonks ne peuvent pas se reproduire en captivité, coupa Orchéron.
— Les naissances sont aussi très rares à l’état sauvage. Et elles donnent la plupart du temps des individus faibles, mal formés, incapables de suivre les migrations des troupeaux. Nous découvrons parfois leurs cadavres, mais nous ne les mangeons pas : on dit que leur viande apporte la maladie, la folie. Nous nous sommes toujours interrogés sur le mode de reproduction des yonks, nous n’avons… nous n’avions jamais trouvé de réponse satisfaisante. »
Ils passèrent dans une autre salle par une ouverture basse découpée dans une cloison et découvrirent, sous de larges lampes chauffantes en forme de cônes, des litières garnies d’une matière molle et sans doute auto-absorbante, des mangeoires pour l’instant vides mais surmontées de petites trappes et de becs verseurs. Plus loin encore, une vaste salle évoquait les étables des mathelles qui avaient adopté le système de stabulation libre, un espace sans boxes ni couloirs parsemé de litières, d’abreuvoirs et de mangeoires où se devinaient des restes de nourriture. Débouchant sur le tunnel par l’intermédiaire d’une porte plus large que haute, elle était en apparence le dernier sas entre le « ventre nourricier » et l’extérieur, entre les profondeurs du nouveau monde et ses espaces infinis, entre la lumière douce des lampes et la clarté éblouissante de Jael.