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J’ai sans doute attendu beaucoup trop longtemps pour coucher mes mémoires sur le rouleau. Les souvenirs ont tendance à s’embrouiller quand on a atteint les deux siècles. D’un autre côté, l’âge m’a aussi donné le recul nécessaire pour évoquer ces terribles événements sans être à nouveau affectée par les émotions qui m’ont bouleversée sur le moment. Je ressens maintenant le besoin de raconter mon histoire avant de m’engager sur le chemin des chanes. Puisse-t-elle aider les habitants du nouveau monde à regarder leur passé et à panser leurs blessures.

Mais, puisque je n’ai pas beaucoup de temps devant moi et qu’il faut un début à tout, commençons par les présentations.

Je suis Gmezer, la sixième fille d’une cuisinière du mathelle de Vodehal, un des domaines les plus anciens et les plus importants de Cent-Sources. Je ne suis ni très jolie ni très vive, ni laide ni bête non plus, ce qui m’a valu une enfance sans histoire et sans relief. Mon père était l’un des quatre constants de Vodehal, c’est ma mère qui me l’a confié sur son lit de mort. J’avais une quinzaine d’années lorsqu’une fièvre des pollens l’a emportée. Après que les croque-morts eurent emmené son corps sans vie sur la colline de l’Ellab, j’ai observé avec attention les constants de Vodehal dans l’espoir de renouer avec mon père le lien privilégié qui venait tout juste d’être tranché.

Je ne me suis reconnue dans aucun des quatre : ils étaient tous repoussants, je ne parle pas seulement sur le plan physique, mais leurs manières n’avaient aucune élégance, ils ne se lavaient que très rarement, ils rotaient, pétaient et pissaient quand bon leur semblait, ils puaient l’urine, la sueur et l’alcool de manne des lieues à la ronde, bref je me demande encore comment ma mère, une femme élégante et même un peu maniérée, a pu se laisser saillir par l’un de ces yonks. Elle l’a fait en tout cas, sans quoi je ne serais pas arrivée en ce bas monde. Espérait-elle que la fille d’un constant aurait une vie un peu moins difficile que la sienne ? J’en doute, elle n’était pas des plus intelligentes, mais elle n’était pas naïve ou inconsciente à ce point.

Comme tous les adolescents, il a fallu que je choisisse un sentier à l’âge de vingt ans. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je voulais faire, aussi Vodehal la mathelle a décidé pour moi. Elle a affirmé que j’avais la main verte (je me suis toujours demandé d’où elle tenait cette certitude) et, comme deux vieilles jardinières venaient coup sur coup de trépasser, je me suis retrouvée dans l’effectif chargé de l’entretien du potager, du verger et des massifs floraux. On ne peut pas dire que le choix de Vodehal m’ait enchantée, mais il est rare que les indécises de mon espèce se voient attribuer les meilleures parts.

J’ai définitivement renoncé à savoir lequel des quatre constants était mon père quand l’un d’eux, Piek, a essayé de me violer un soir que je me promenais seule sur l’un des chemins qui coupaient les champs de manne. J’ai réussi à lui échapper parce qu’il avait abusé de l’alcool de manne et qu’il est tombé tout seul en essayant de baisser son pantalon. Avant de me mettre à courir, je l’ai vu s’affaler de tout son long sur la terre, j’ai aperçu son sexe à l’air, aussi rougeaud et rugueux que son visage, et je n’ai pas gardé une très bonne image des hommes.

Je me suis consacrée au potager, au verger et aux massifs floraux pendant une dizaine d’années. Les légumes ne demandaient pas un travail trop compliqué : il n’en existait à l’époque que six variétés principales, quatre qui poussent tout au long de la saison sèche et nécessitent un arrosage constant, une, l’« amayette », qu’on plante juste avant l’amaya de glace et qu’on ramasse juste après, et la dernière, la « tardive », qui, comme son nom l’indique, se récolte au moment des pluies froides qui précèdent les averses de cristaux de glace. Les bulles de pollen nous apportaient parfois des variétés sauvages, des tubercules ou des bulbes jaunes, blancs ou verts qui proliféraient sur nos carrés, mais nous n’en conservions pas les graines, soit que leur goût fût amer ou insipide, soit que leur consistance farineuse les rendît impropres à la cuisine. Les arbres fruitiers n’exigeaient que peu d’entretien, sauf à la période des bulles de pollen pendant laquelle ils pouvaient être frappés par une maladie stérilisante connue sous le nom de « sécherinette ».

J’ai toujours aimé, en revanche, m’occuper des fleurs, de l’onis en particulier, qui donne toute sa saveur aux pâtisseries, des cluettes dont nous recueillions les feuilles et le pistil pour en extraire l’essence pousse-l’amour, des pourpreines dont la profonde couleur rouge et le velouté des pétales en font la fleur préférée des femmes, et de bien d’autres encore, le nouveau monde en offre une diversité infinie.

C’est ainsi que, peu à peu, je me suis spécialisée dans les essences florales puis, de fil en aiguille, dans les pouvoirs et vertus des différentes plantes domestiques ou sauvages qui poussent dans la grande région de Cent-Sources. Je me suis appuyée sur mes propres expérimentations et sur les rudiments empiriques d’anciennes qui préparaient régulièrement des potions ou des philtres destinés à toutes sortes de gens, mathelles, permanentes, constants, volages et même djemales. Tous les prétextes étaient bons pour consulter les « fleureuses », comme on les appelait, perturbations du sommeil, perte d’appétit, règles douloureuses, rhumatismes, allergies au pollen, etc., mais le sujet qui revenait le plus souvent était la séduction, l’envoûtement. Les fleureuses n’étaient pas des belladores, des guérisseuses, même si elles soulageaient de certains maux, mais des entremetteuses, des liens occultes, des pousse-l’amour comme les cluettes.

Je dis « elles » où je devrais dire « nous », car j’ai rapidement intégré cette petite confrérie secrète au sein de laquelle j’ai pu approfondir mes connaissances. Je disposais dorénavant de cobayes, je recevais, toujours la nuit, des hommes et des femmes en demande d’amour, je leur préparais des philtres à base d’essence de cluette que je mélangeais avec d’autres parfums et dans laquelle j’ajoutais un peu de leur sang, puis je leur remettais une petite fiole et leur recommandais d’en verser quelques gouttes dans la boisson ou dans la nourriture de l’être qu’ils convoitaient. Ils me payaient, lorsqu’ils étaient satisfaits de mes services, de draps, de vêtements, de chaussures ou encore de poteries, mais ma récompense principale, pour ne pas dire la seule, était l’accomplissement de leurs désirs. Quand je les rencontrais sur les chemins de Cent-Sources ou lors de la fête de Grande Délivrance, le petit signe ou le regard de satisfaction qu’ils m’adressaient me dédommageait au centuple de mes nuits sans sommeil.

Ma réputation a rapidement franchi les limites du domaine de Vodehal. On venait parfois de très loin pour me soumettre une difficulté. J’en retirais une telle fierté que la tête me tournait et que le cercle des envieuses s’agrandissait dans mon ombre.

Cependant, moi qui me vouais avec une telle énergie au bonheur des autres, je n’avais plus le temps de me consacrer au mien. Je ne parvenais pas à me débarrasser de l’image à la fois obsédante et pathétique de Piek, et les hommes continuaient de m’effrayer. Je crois bien que je serais restée vierge toute ma vie si les autres fleureuses, ces anciennes qui m’avaient accueillie à bras ouverts quelques années plus tôt, ne s’étaient pas liguées pour me faire chasser du domaine de Vodehal et du territoire de Cent-Sources. J’ignorais alors que ma vie allait basculer, qu’elle se lierait avec celle d’un homme rendu fou par la frustration et la violence. D’un homme qui allait transformer le nouveau monde en un fleuve de larmes et de sang.

Les mémoires de Gmezer.
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