Orchéron s’était résigné à tuer un yonk à l’aide de son petit couteau de corne. Il avait repoussé cette perspective pendant deux jours, cherchant des yeux un yonkin, en principe plus facile à tuer, mais le troupeau, fort de deux à trois cents têtes, ne comptait que des adultes. Puis deux facteurs s’étaient conjugués pour balayer ses hésitations : la faim, omniprésente, impérieuse, et le mouvement des herbivores qui, après avoir brouté les feuilles des arbustes, avaient commencé à se disperser sur le sentier qui partait du plateau et montait en lacets vers le haut de la falaise. Ils s’en allaient chercher de nouveaux pâturages et sans doute se rapprocher peu à peu de la chaîne de l’Agauer pour entamer leur migration vers les plaines du Triangle à la fin de l’amaya de glace.
Orchéron s’était posté sur un rocher qui surplombait le sentier, mais il n’avait pas eu besoin de se lancer dans l’entreprise hasardeuse d’égorger un yonk sauvage avec un couteau conçu pour éplucher des légumes ou couper du pain (suffisamment efficace pour tuer un homme cependant, c’était le même genre de couteau qu’il avait utilisé pour poignarder Œrdwen) : un grand mâle avait soudain quitté le sentier, parcouru une courte distance au milieu des arbustes et s’était affaissé à seulement quelques pas du rocher où il s’était installé.
Mort. Sans raison apparente.
« Nous ne tuons pas les animaux, avait dit Ezlinn. Ils viennent mourir devant nous, s’offrir à nous. »
Le comportement du yonk, une bête splendide, puissante, ne présentant aucun symptôme apparent de maladie ou de faiblesse, illustrait à la perfection le phénomène décrit par la ventresec. Il semblait s’être laissé mourir à seul dessein de nourrir l’homme affamé et apeuré qui se dressait sur le bord du sentier. Ses congénères poursuivaient leur paisible ascension sans lui prêter attention. Ils se préparaient à affronter les grands froids de l’amaya comme le montrait la toison déjà fournie qui leur habillait le crâne, l’encolure et une partie du poitrail. Leurs cornes recourbées dessinaient des demi-cercles plus ou moins amples aux extrémités effilées. La plupart des robes étaient d’un brun-rouge clair ou foncé, souvent mouchetées, quelquefois noires, unies ou parsemées de taches blanches.
Orchéron attendit un petit moment avant de descendre de son rocher. En arrière-plan, les collines des grandes eaux orientales, voilées d’écume dorée, se balançaient mollement sous l’œil éblouissant de Jael. Les oiseaux multicolores jouaient sur les courants aériens dans un concert de piaillements qui, bien que tapageurs, s’harmonisaient avec les grondements des vagues et les sifflements du vent. Quelques-uns se posaient sur les arbustes ou les reliefs proches, sautillaient sur place, les ailes entrouvertes, jusqu’à ce que, effrayés par un bruit ou un mouvement, ils s’envolent avec une telle vivacité que l’œil avait du mal à les suivre, qu’ils paraissaient s’évanouir dans les airs.
Orchéron se rendit près du cadavre du yonk et entreprit de le dépecer après avoir lancé un coup d’œil au reste du troupeau. Comme il ne disposait ni de ces bâtonnets enduits de soufre ni de ces pierres-à-frotter dont se servaient les habitants du nouveau monde pour allumer les feux, il était condamné à manger de la chair crue, une perspective qui le fit un peu hésiter au début, puis, tenaillé par la faim, il plongea la lame de son couteau dans la cuisse du yonk, dut appuyer de tout son poids pour transpercer le cuir, découpa un morceau de viande de la largeur d’une main et surmonta sa répulsion pour commencer à manger.
« Ce serait meilleur cuit ! »
Il sursauta. Se retourna. Se retrouva face à un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants qui s’étaient approchés en silence dans son dos. Il reconnut d’abord la chevelure claire, presque blanche, d’Arjam, puis les traits d’Ezlinn, puis les visages des autres membres du clan. Les ventresecs semblaient pâles, fatigués, leurs vêtements étaient déchirés, maculés de terre et de taches d’herbe.
La surprise empêcha Orchéron de prononcer le moindre mot. Ezlinn s’avança vers lui avec un sourire hésitant. Le vent emmêlait ses cheveux, retroussait sa robe et dévoilait ses pieds et ses jambes couverts d’égratignures.
« Ça fait deux jours et deux nuits que nous marchons sans nous arrêter. Hier matin, nous étions encore sur les pentes de l’Agauer. Nous avons faim. Est-ce que tu acceptes de partager ce yonk avec nous ? »
Il acquiesça d’un hochement de tête machinal, encore trop saisi pour recouvrer l’usage de la parole. Une dizaine de ventresecs, hommes et femmes, s’abattirent aussitôt sur le cadavre du yonk tandis que les autres, dont Ezlinn, ramassaient du bois mort, des feuilles séchées, coupaient des branches d’arbuste, des herbes, et entassaient le tout derrière un gros rocher.