La fièvre brûle mon front. Oh! il fut un temps où le soleil levant m’était un noble aiguillon et un apaisement le soleil du soir. Rien ne m’est plus. Cette lumière adorable ne m’éclaire pas, toute beauté m’est une angoisse dont je ne peux tirer nulle joie. S’il m’est accordé de la percevoir à l’extrême, je suis privé de l’humble pouvoir d’y prendre plaisir. Je suis damné de la plus subtile, de la plus perverse façon! Damné au cœur du paradis! Bonne nuit… bonne nuit!
Ce ne fut pas tâche si ardue. J’aurais cru trouver du moins un rebelle, mais ma roue dentée s’adapte à tous leurs engrenages et ils tournent. Ou bien, si l’on préfère, ils sont devant moi comme des tas de poudre et je suis l’étincelle. Mais le pire c’est qu’il faille consumer l’allumette pour communiquer aux autres la flamme! Ce que j’ai osé, je l’ai voulu, ce que j’ai voulu, je le ferai! Ils me croient fou – Starbuck le croit. Mais je suis satanique, je suis la folie elle-même déchaînée! Cette folie furieuse qui n’a de lucidité que pour se comprendre elle-même! La prophétie veut que je sois déchiqueté, eh… oui! J’ai perdu cette jambe. Je prédis à présent que je démembrerai qui m’a démembré. Sois maintenant et le prophète et l’exécuteur. C’est plus que vous ne fûtes jamais, Dieux Grands. Je me ris de vous et je vous conspue, vous les joueurs de cricket, les pugilistes, les Burke sourds et les Bendigoe aveugles! Je ne dirai pas ce que disent les écoliers aux brutes: «Trouvez quelqu’un à votre taille, ne me rossez pas!» Non, vous m’avez abattu et je me suis relevé, mais vous vous êtes enfuis et cachés. Sortez de derrière vos ballots de coton! Je n’ai pas de fusil pour vous atteindre. Venez, Achab vous présente ses compliments, venez voir si vous pouvez me détourner. Me détourner? Vous ne le pouvez sans dévier vous-mêmes! C’est là que je vous tiens! M’écarter de ma voie, quand la route qui mène à mon but immuable est faite de rails d’acier et que les roues de mon âme sont creusées pour la suivre. Au-dessus de l’abîme des gorges, à travers le cœur transpercé des montagnes, sous le lit des torrents, je me rue tout droit devant moi! Ni obstacle ni tournant à ma voie ferrée!
CHAPITRE XXXVIII
Mon âme est plus que circonvenue, elle est envahie, et par un fou! Douleur cuisante et insupportable que le bon sens doive mettre bas les armes sur un tel champ de bataille! Mais il a foré profond et anéanti ma raison! Je crois deviner son but impie, pourtant je sens devoir l’aider à l’atteindre, que je le veuille ou non, l’indicible m’a lié à lui et me remorque avec un câble pour lequel il n’est point de couteau. Horrible vieillard! Il s’écrie: «Qui est au-dessus de moi?» – Oui, il est démocrate pour ce qui est au-dessus de lui mais c’est un féodal pour ce qui lui est inférieur! Oh! je vois clairement ma situation misérable, obéir avec la révolte au cœur et, qui pis est, haïr avec une pointe de pitié! Car je lis en ses yeux une tragique douleur qui, si elle était mienne, me dessécherait. Pourtant, tout espoir n’est pas perdu. Le temps et la marée sont vastes. La baleine haïe a tout le globe liquide pour voyager, comme le petit poisson rouge son bocal de verre. Dieu peut faire échouer son dessein qui insulte au ciel. Je reprendrais du cœur, s’il n’était devenu de plomb, sa pendule s’en est arrêtée et je n’ai pas de clef pour en remonter les poids.
Oh! Seigneur! Voyager avec un tel équipage de païens non enfantés par une mère humaine mais mis bas quelque part par la mer peuplée de requins. La baleine blanche est leur Démogorgon. Écoutez! Les orgies de l’enfer! Ce vacarme vient de l’avant! À l’arrière… un silence sans faille! Il me semble que c’est l’image de la vie. À l’avant, railleuse, effrontée, la proue fortifiée fait jaillir la mer étincelante, mais ce n’est que pour traîner à sa suite le sombre Achab, ruminant dans sa cabine, dressée sur le remous du sillage et poursuivie par ses gloussements voraces. Ce long mugissement me fait frémir! Paix! ripailleurs et prenez le quart! Ô vie! En une heure comme celle-ci l’âme est vaincue comme le sont par la faim les êtres sauvages… Ô vie, c’est maintenant que j’éprouve ta secrète horreur! Mais ce n’est pas en moi qu’elle est, cette horreur, c’est en dehors de moi! Et avec la douceur humaine qui demeure en moi, j’essayerai de te combattre encore, spectre sinistre de l’avenir! Influences bienheureuses, soyez à mes côtés, soutenez-moi, étreignez-moi!
CHAPITRE XXXIX Premier quart de nuit