— Nous avons vécu ensemble pendant huit ans, nous ne pensions pas au mariage car nous étions très heureux ainsi. Mais dernièrement, Curt a été envoyé au Viêt Nam, ça a provoqué en lui une espèce de" prise de conscience et il a absolument voulu m'épouser avant de partir. Il m’a dit: «Laura chérie, au cours de ma carrière d'officier je n’ai pas fait beaucoup d'économies, alors, s'il m'arrive quelque chose, je veux au moins te laisser de quoi être autonome».
Je reconnais bien là le langage désinvolte de Curt.
— Et justement, il lui est arrivé quelque chose, ajoute-t-elle en détournant la tête par politesse, afin de nous cacher sa détresse.
Ma gorge se noue.
— Mort? coassé-je.
Elle plante ses yeux intenses dans les miens.
— Il doit être fusillé jeudi matin, dit-elle.
Je fais un rapide calcul. Nous sommes lundi. Effectivement, le temps qui reste imparti à mon copain d'outre-Atlantique (comme on dit dans les baveux) est mince.
— Il doit être fusillé par les Viets?
— Non, commissaire: par les Américains…
Le gars Béru qui, jusqu'alors, a écouté attentivement, presque respectueusement, en se contentant de curer les brèches de ses chicots à l'aide d'une épingle à cheveux ramassée sur le trottoir, le gars Béru, répété-je pour le remettre dam vos petites mémoires frelatées, émet le plus beau barrissement qu'un éléphant ait jamais poussé.
— C'est un traitre alors, vot' bonhomme! s'exclame-t-il à la suite du cri pachydermique.
— Je t'en prie! tonné-je.
Il plaide non-coupable.
— Ben quoi, mec, si ton pote est Ricain et que ça soye des Ricains qui le poteautent, c'est signé forfaiture, non?
— En effet, dit Laura Curtis d'une voix ferme, c'est bien en qualité de traitre qu'on va le passer par les armes, mais je suis certaine de son innocence. Vous connaissez Curt, mister San-Antonio, l'estimez-vous capable de trahison envers son pays?
— Sûrement pas! Qu'est-il arrivé?
— Il a été chargé d'une mission de reconnaissance au-dessus d'un secteur occupé par les Viets. Il pilotait un hélicoptère et avait six hommes avec lui à bord. La D.C.A. ennemie leur a tiré dessus! Son appareil a été atteint et il a dû se poser en catastrophe.
Elle boit une gorgée de vin rouge, ce qui a le don d'amadouer Béru. Les nanas, il les aime nature. Foncièrement contre les minaudières, il est, le Gros. Les miss Chochotte l'ulcèrent jusqu'à la moelle.
— Tombez le godet, ça vous remontera le moral, préconise-t-il. Quand on traverse une épreuve, faut se blinder le mental au picrate, mon petit.
Elle obéit et vide son verre.
— La suite des événements, mistress Curtis, imploré-je.
— Oh, appelez-moi Laura, fait-elle.
Sa Majesté me virgule une œillade lubrique, style «te voilà déjà placé sur ta rampe de lancement, polisson!». Mais je le détrompe d'un haussement d'épaules.
— Curt et son équipage ont été faits prisonniers, continue la jolie visiteuse. Mais huit jours plus tard, mon mari est parvenu à s'évader. Il a récupéré son appareil que des mécaniciens viets avaient réparé et a regagné sa base près de Saigon.
— Bel exploit, apprécié-je, et qui ne m'étonne pas de lui! Où est la traîtrise dans tout ça, Laura?
— Attendez! Sur le moment, il a été accueilli en héros, fêté, complimenté. Mais hélas, quelques heures plus tard, alors qu'il se trouvait dans un hangar de l'U.S. Air-Forces, son hélicoptère que les Viets avaient diaboliquement piégé, explosait, détruisant ou endommageant une vingtaine d'autres appareils. Du coup, mon mari fut mis aux arrêts cependant qu'une enquête était ouverte.
— Bien joué de la part des Viets, dis-je. C'est eux qui, mine de rien, avaient facilité son évasion, je suppose?
Laura opine.
— C'est ce que Curt a cru comprendre. Il a fait part de son point de vue à la Commission militaire chargée de statuer sur la question. Il est probable que celle-ci aurait abondé dans son sens, étant donné les états de service de mon mari; mais un fait nouveau se produisit: à la suite d'une contre-attaque des forces sud-vietnamiennes, l'équipage de mon mari fut délivré. Ses hommes prétendirent unanimement que Curt, pendant sa détention, avait entretenu d'excellents rapports avec les Viets et que c'est avec leur bénédiction qu'il s'était envolé.
Elle soupire.
— Aussitôt, il fut traduit devant un conseil de guerre qui le condamna à mort. Dans un peu plus de quarante-huit heures il sera passé par les armes. J'ai fait des pieds et des mains pour tenter d'obtenir sa grâce,mais le Haut-Commandement n'a pas le cœur très sensible en ce moment et la sentence va être exécutée.
Un pénible silence s'établit. Bérurier crache un morceau d'andouille qu'il vient de s'extirper d'une carie béante.
— Que dit Curt? je demande.
— J'ai reçu de lui une lettre d'adieu, murmure Laura en ouvrant son sac à main.
— Il est bon que vous en preniez connaissance, car elle vous concerne. Vous lisez l'anglais?
— Parfaitement bien, Laura.
Elle me tend une petite feuille de méchant papier concentrationnaire. La lettre est brève, écrite au crayon. Les larmes de Laura Curtis l'ont constellée de petites cloques.