Il me dévisage comme quelqu'un qui a du mal à fixer ses pensées. M'est avis que ça ne s'arrange pas pour lui.
— Que t'a-t-on fait, fils?
— Les yeux, dit-il.
Effectivement, il a des meurtrissures bleuâtres aux paupières et sa rétine est injectée de sang.
— Et mes oreilles, ajoute l'officier.
— Tu peux me raconter?
— Ils m'ont attaché dans un fauteuil et avec un appareil ils m'ont tenu les yeux ouverts…
Il porte ses mains à la hauteur de son regard comme s'il voulait le protéger.
— Et puis?
— Ils m'ont braqué un tapon lumineux dans chaque œil. Il y en avait un rouge et un blanc. Ensuite, ils m'ont mis un casque acoustique pour me faire écouter un bruit de sirène. Le bruit allait crescendo. J'ai cru que mon cerveau se désintégrait.
— C'est tout? demandé-je fort étourdiment, car il faut avouer que c'est déjà pas mal.
— Ils interrompaient la torture pour me poser des questions.
Je lui susurre dans l'entonnoir:
— Quelle sorte de questions, Curt?
— Je n'ai pas compris ce qu'ils me demandaient, fait-il. Avant de me ramener ici, ils m'ont fait une piqûre et je sens que je crois que… je… je..
Il file dans le sirop de limbe, le pauvre chéri. Vous avouerez que c'est un comble, comme aurait dit Mansard. Juste au moment où je comptais en apprendre davantage! Ça me rappelle cette histoire du zig qui se pointe dans un grand magasin, affligé d'un grave défaut de prononciation..
Il dit comme ça: «Je voudrais un heur… heur… heurchproutz». Panique à bord, le vendeur va chercher le chef de rayon, qui va chercher l'administrateur, qui va chercher le directeur. A chacun, le pauvre gars bredouille: «Je voudrais un heur.. heur… heurchproutz». C’est le désespoir dans la taule. A la fin, le président-directeur général, alerté à son tour, a une idée géniale:
— «Le chef comptable a le même défaut de prononciation, dit-il à son état-major, envoyez-le au client, peut-être le comprendra-t-il.» Aussitôt dit, aussitôt fait. On dépêche le chef comptable, mine de rien. Et cinq minutes plus tard, le client s'en va, rayonnant, des rayons; avec un paquet sous le bras. Immediately on cerne le chef comptable: «Que voulait donc ce client? demande le président-directeur général». Le comptable sourit et déclare: «Simplement un heur… heur… heurchproutz».
Dans mon cas, c'est presque du kif. J'ai beau envoyer le chef comptable aux nouvelles, tout ce que j'obtiens c'est un heur… heur… heurchproutz! Mais le plus grave: l'évanouissement de Curtis. Pourquoi lui hâtons, l’huile à thon, l’huis à ton, lui a-t-on fait cette piqûre? Pour le remonter ou pour le descendre? Pour l'inciter à parler ou pour l'obliger à se taire? Pour l'instant, Curt semble reposer d'un sommeil à peu près tranquille: son évanouissement en fait, c'est du sommeil provoqué. Le pauvre gars, tout de même! Il lui reste plus que d'être piqué par la mouche tsé-tsé! La grande dormanche! Le mal des petits lits blancs!
Me voilà seul, ce soir, avec ma peine. Dans quel guêpier me suis-je engagé, biscotte mon bon cœur! Faire évader mon ami pour qu'il tombe dans les mains de gens qui le torturent, avouez que l'enjeu ne vaut pas la chandelle! Sans moi, demain morninge, il se dégustait sa volée de prunes et tout était classé pour lui. Son destin partait aux archives…
Je rumine des pensées tellement sombres que si je me grouille pas de les peindre en blanc, le premier mec miraud qui se pointera va les percuter.
Et pendant ce temps, mon Béru subit des délicatesses bien mijotées. On lui fait le coup du projo bi-color, de l'émission fortissimo, du brodequin sans lacets, du suppositoire géant, du cure-dents à ressort, de la pompe à vélo investigatrice, du tisonnier vadrouilleur, de la bassine à friture automatique, et bien d'avantages non encore homologuées dans le répertoire des voies de fait. Lui qui était plus étranger à cette affaire que le mouton de pré-salé qui vient de paître!
Lui qui n'est même pas en mission commandée et qui s'est joint à moi pour uniquement la beauté du sport! J'ai des scrupules pleins mes vagues, mes chéries.
Ce que les minutes sont longues lorsqu'elles tissent des heures d'attente! A force de rester prostré sur ma courbe, je finis par perdre la notion de durée. Le gémissement des verrous me fait sursauter. Dans quel état vais-je retrouver mon brave Gros?