Une heure et demie, pensai-je, mais alors nous allons voyager cette nuit. Je suivis donc le troupeau de feldgrauen qui avançait dans une galerie en planches en direction du train n° 50.
Celui-ci était interminable. Il était formé de wagons de voyageurs et de wagons de marchandises, où les soldats devaient être empilés au maximum.
J’avançai à travers une indescriptible cohue, à la recherche d’un endroit où m’installer plus ou moins confortablement. J’avisai un wagon de queue avec de la paille – suivant en cela les conseils de mon père, car, en cas de déraillement, les wagons de queue avaient plus de chance de rester sur les rails. Entre cinq paires de bottes pendantes devant la porte, je me frayai un passage vers l’intérieur.
— En voiture, jeunot ! crièrent les landser. En voiture pour le paradis !
— Alors, gamin, tu viens avec nous tirer le Ruski ?
— Vous voulez dire que j’y retourne, camarade.
— Merde alors, tu avais des langes la première fois !
On trouvait malgré tout le moyen de rire. Au milieu de la cohorte verte qui défilait sous mes yeux, j’aperçus ce courtaud de Lensen.
— Lensen, gueulai-je ! ici, arrive !
— Ah merde ! fit Lensen, en enjambant les connards qui obstruaient la porte, tu n’as pas déserté.
— Toi non plus, fis-je, tu y retournes.
— Moi ce n’est pas pareil, je suis prussien, je n’ai rien à voir avec les cheveux noirs qui sont de l’autre côté de Berlin.
— Bien répondu, gueulèrent les gars de la porte, rigolards.
Lensen avait beau rire ! tout de même il n’y allait pas de main morte.
— Tiens, fit-il toujours sur le même ton, en voilà un autre !
— Où cela ?
— Là-bas, le grand qui se croit costaud.
Halls, bon Dieu !
Du coup je sautai au bas du wagon. « Qui quitte le nid le perd », gueula quelqu’un.
— Hep ! Halls ! criai-je, joyeux, en venant au-devant de lui.
Déjà la grande gueule de Halls s’animait.
— Ha ! Ha ! Sajer, bon Dieu je me demandais si j’allais te retrouver dans cette foule.
— C’est Lensen qui t’a aperçu.
— Ah bon, il est là aussi ?
Nous retournâmes au wagon.
— Trop tard, les enfants. Ici, c’est complet !
— Tu crois ça ! brailla Halls, en s’emparant de la guibole d’un des gueulards et en le faisant tomber le cul sur le quai.
Tout le monde de rire. En un saut nous étions à bord.
— Bon, c’est tout, fit le gars qui était allé valdinguer en se frottant les fesses. Si cela continue, on va être comme des saucisses de Francfort en boîte et on ne pourra plus ronfler tout à l’heure.
— Dis donc, salaud, fit Halls en me dévisageant, je t’ai attendu pendant quinze jours, moi.
— Mon pauvre vieux, quand je t’aurai expliqué ce qui s’est passé, tu cesseras de m’engueuler.
— Alors, explique-toi, tu te rends compte, je ne savais plus quoi dire à mes parents.
Je racontai alors à mon grand camarade mes mésaventures.
— Merde alors ! fit Halls, pour une permission loupée, c’est une permission loupée. Que ne m’as-tu écouté, nous serions allés ensemble à Dortmund. Là-bas nous avons bien eu des alertes, mais les avions n’ont fait que passer. Mon pauvre vieux ! tu n’as vraiment pas eu de chance.
— Oh ! que veux-tu, fis-je, mélancolique.
En fait je ne regrettais rien. Si j’avais suivi Halls je n’aurais jamais connu Paula. Et Paula me faisait oublier Tempelhof en flammes.
— Je comprends que tu fasses cette gueule, fit Halls, compatissant.
Je n’avais guère envie de parler, Halls s’en aperçut et me laissa tranquille. Nous étions vautrés dans la paille comme des animaux, essayant de dormir. Le train roulait, roulait, et le bruit lancinant que font les essieux en passant sur les raccords de rail semblait empiler les obstacles entre Paula et moi. Et nous en traversâmes des villages, des villes, des forêts aussi sombres que la nuit, des étendues sans fin. Le train roulait, roulait infatigable, irrémédiablement. Il roulait encore au petit jour. Il roulait toujours trois heures après dans la basse Pologne, sur les marais de Pinsk. Il roulait parallèlement à de pauvres routes marquées par la guerre, délavées de tristesse et par la sueur des armées qui les avaient parcourues. Il roulait sous un ciel démesuré qui semblait garder là-haut son été sans en faire profiter la terre. À plusieurs reprises je m’étais endormi et, à chaque réveil, les essieux perpétuaient leur musique sur deux notes, glang, glang… glang, glang.
Enfin le convoi, qui semblait avoir atteint le bout de la terre, ralentit et s’arrêta. La locomotive refaisait sa provision d’eau et de charbon dans un poste ferroviaire dérisoire. Nous avions tous sauté sur le ballast qui semblait fait avec n’importe quoi et, en chœur, des centaines de besoins se soulageaient. Comme dans tous les transports de troupes de l’Allemagne, à cette époque, les hommes en transit n’avaient pas besoin de manger. Aucune nourriture ne nous fut distribuée avant Korostenva. Heureusement à peu près tout le monde avait des provisions. C’est sans doute là-dessus qu’avait compté le quartier général.