La mère de Paula, que je connaissais, commençait à trouver bizarre que sa fille ne me quitte plus. Chaque soir, en plus de la journée, nous trouvions toujours une bonne occasion pour faire un tour. La brave dame, se rendant compte de la vie perturbée de la jeunesse de l’époque, n’était pas sévère et acceptait tant bien que mal nos escapades. Paula, qui disposait de plus d’argent que moi, m’offrit un soir une place au cinéma. Je vis avec elle un très bon film intitulé
En compagnie de mon adorable compagne, je vécus ainsi jusqu’au jour où je dus préparer mes affaires pour mon départ du soir à 7 heures en gare de Silésie. M. et Mme Neubach me firent de touchants adieux et comprirent que je souhaitais passer mes derniers moments de permission auprès de celle qu’ils considéraient comme ma fiancée. Mme Neubach insista pour me donner une chemise et un gros pull-over ayant appartenu à Ernst. M. Neubach y ajouta des cigares, du savon et deux boîtes de conserve. Ils m’embrassèrent et me firent jurer de revenir les voir lors de ma prochaine permission. Je promis de leur donner de temps en temps de mes nouvelles et leur demandai de veiller sur Paula.
— Je pense que vous vous aimez, mon petit, me dit Mme Neubach, est-ce vrai ?
— Oh oui ! madame, ne puis-je que lui répondre.
Je saluai ainsi mes bienfaiteurs, et pris congé. Paula reçut même du feld l’autorisation de m’accompagner jusqu’au dortoir afin de terminer mes bagages.
L’angoisse nouait ma gorge. Dans combien de temps reverrais-je ma petite Paula ? Dans combien de temps ?… Finalement, à force de se répéter des promesses, nous finîmes l’un et l’autre par reprendre confiance. Il ne fallait plus s’inquiéter : j’aurais certainement une autre permission dans trois ou quatre mois et Paula, mon amour, m’attendrait, elle me l’avait juré. Elle m’avait juré de m’écrire chaque jour. Elle m’avait juré qu’elle serait à moi bientôt, et que nous nous marierions. Ses lèvres chaudes me l’avaient murmuré mille fois en frôlant les miennes. Paula, mon amour, la guerre va finir. Il n’est pas possible que nous repassions encore un horrible hiver comme le précédent. Visiblement la coupe était pleine et les hommes lassés allaient cesser de se battre : nous le sentions.
Nous gagnâmes la gare de Silésie où, en raison des destructions, le quai d’embarquement pour l’Est avait été installé un kilomètre plus loin. Paula marchait, souriante, malgré son émotion. Elle portait un petit paquet, qu’elle devait me remettre en partant. Des banderoles rendant hommage aux combattants de l’Est s’étiraient en guirlande tout le long du quai. Nous nous arrêtâmes devant le premier wagon pour Poznan. Je chargeai mon sac ventru à bord de la voiture et redescendis à côté de Paula. Un instant, je surpris son visage triste. Non, il ne fallait pas, il ne fallait pas être triste. Je t’aime tellement, Paula. Je restai longtemps à tenir ses deux petites mains sans savoir quoi dire de plus. Une envie folle de la prendre dans mes bras me tenaillait. Mais c’était interdit en public. Autour de nous des gens passaient en discutant tout haut. Le bruit des bottes ferrées de gars dans la même situation que moi résonnait sur le ciment du quai. Les yeux rivés sur ceux de Paula, je demeurais indifférent aux tourments des autres.
L’heure approchait. Un long frisson, qui faisait trembler mes mains, me parcourait. Un lampiste, en casquette framboise, avançait sur le quai en énumérant dans un porte-voix les destinations de notre convoi : Poznan, Varsovie, Lublin, Lvov et la Russie. Ces mots hachaient mon bonheur. J’appréhendais le coup de sifflet qui allait interrompre notre dernier moment.
— Paula…
Le lampiste continuait à parler de choses lointaines.
— Paula… qu’aurait été ma permission sans toi ?
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— Non, Paula chérie, pas cela, pas ici je t’en prie, tu sais bien que je serai bientôt de retour.
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Là-bas, de l’autre côté des voies, une section passait en chantant gaiement :
— Tu vois Paula, ils le disent eux-mêmes. Écoute.
Et moi, la chanson me bouleversait, je ne reviendrai que pour toi, Paula, c’est sans doute cela que voulait dire la chanson. Puis le sifflet gifla mon bonheur. Partout des adieux s’élevaient. Éperdument je serrai Paula contre moi et l’embrassai longuement.
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— Je t’aime, Paula. À bientôt. Il ne faut pas être triste, regarde comme il fait beau, nous, nous ne pouvons pas être tristes.