Les pensées que j’avais eues au début de notre promenade ne pouvaient plus se regrouper. Je n’éprouvais plus aucune gêne à embrasser ainsi mon amie. Mon amour semblait avoir dépassé le stade du flirt infantile. J’embrassais les cheveux de Paula comme j’aurais consolé un gamin bouleversé. À travers Paula, je revoyais celui de Magdeburg secoué de sanglots. Je songeais aussi à Ernst, je songeais à toutes ces larmes, à toutes ces angoisses. J’essayais, moi-même, d’avoir un peu de pitié et de la transmettre. Mon bonheur était mêlé à trop de souffrances pour que je puisse l’accepter ainsi en oubliant tout le reste. Mon amour pour Paula avait quelque chose d’impossible au milieu de ce chaos permanent. Jamais je ne pourrais jouir de ce bonheur aussi longtemps qu’autour de moi des enfants pleureraient à en suffoquer, dans la poussière des maisons qui s’écroulent. Rien ne paraissait sûr, rien ne semblait pouvoir dépasser chaque journée de ce beau printemps, sauf peut-être mon amour pour Paula que je ne savais comment établir.
Le ciel s’était aux trois quarts couvert de la fumée des milliers d’incendies qui ravageaient Tempelhof, les relais de l’autobahn et Berlin. Et mon regard allait des cheveux blonds de Paula au paysage bouleversé.
Nous nous laissâmes, une fois de plus, tomber sur l’herbe. Je ne savais trop que dire pour la réconforter. Lorsque nous eûmes un peu repris haleine, nous descendîmes lentement vers l’autobahn. Là, des camions chargés de monde couraient au secours de Tempelhof. Sans que nous leur fassions signe, ils s’arrêtèrent à notre hauteur.
— Montez, les jeunes ! On aura besoin de vous là-bas.
Nous nous regardâmes.
— Oui, bien sûr, nous arrivons.
— Viens, Paula, je t’aide à monter.
Les camions ramassaient tout le monde sur leur passage. On abandonna une partie de la ville à son sort pour être sûr de pouvoir au moins sauver l’autre. Pendant des heures, nous travaillâmes sans relâche pour dégager des blessés. Tous les « Hitlerjugend » d’une caserne voisine, en quête d’héroïsme, s’attaquèrent aux sauvetages les plus périlleux. Plusieurs payèrent de leur vie cet excès de dévouement et disparurent au milieu des poutres incandescentes.
Tard dans la nuit, nous réussîmes à nous réfugier, Paula et moi, dans un appartement aux trois quarts détruit. La tête tourbillonnante de fatigue, nous nous laissâmes tomber sur un lit. Épuisés, nous restions l’un et l’autre sans mot dire, les yeux grands ouverts dans l’obscurité de la chambre. Nés de la fatigue des milliers de papillons lumineux dansaient devant nous, et semblaient être plus qu’éphémères. Sur ma rétine impressionnée, la lueur des incendies continuait en songe à éclairer mon esprit. Une main écorchée de Paula jouait avec un bouton de ma vareuse poussiéreuse.
— Crois-tu que nous avons le droit de dormir ici ? questionna-t-elle.
— Je n’en sais rien, de toute façon…
— Si quelqu’un nous voit ici, nous aurons des ennuis.
À quoi pensait Paula ?
— Je m’en fous, je suis trop crevé.
Paula suçait un de ses doigts endolori, elle ne répondit rien. Prêt à affronter Dieu ou le diable, je passai mon bras sous la tête de mon amie et, sans hésitation, je me mis à l’embrasser à perdre haleine. Ses mains, abîmées par le déblaiement gagnèrent ma chevelure et s’y attardèrent. Pendant très longtemps nous essayâmes de rattraper ce que la vie nous avait interdit l’après-midi. Mais, bientôt, terrassés par la fatigue nous sombrâmes, l’un et l’autre, dans un profond sommeil.
Le lendemain, nous passâmes encore la journée au déblayage qui dura une semaine. Néanmoins, dans la soirée nous fûmes relevés par d’autres volontaires. Cela pour permettre aux gens de reprendre leurs occupations. Pour ma part, j’échappai heureusement à la corvée obligatoire du déblaiement. Sans activité actuellement, j’aurais dû rester à relever les ruines de Tempelhof.
Deux jours passèrent encore. Deux jours où je ne quittais plus Paula. J’avais mis de côté le colis paternel et, chaque jour, j’apportais du chocolat et des cigarettes que nous consommions entre nos effusions. La capitale pansait ses blessures et enterrait ses morts en de longs convois funèbres qui sillonnaient les rues. Déjà l’héroïque ville reprenait, avec le sourire, son rythme productif.
Il ne me restait que cinq jours de permission et l’angoisse de mon prochain départ m’étreignait. Paula appréhendait, elle aussi, ce moment et s’efforçait par sa gentillesse de m’empêcher d’y penser. Aucune autre alerte ne vint heureusement troubler ces derniers jours. La maison des Neubach s’était retrouvée sans vitres et une partie des tuiles était à changer. Trois bombes étaient tombées à cent cinquante mètres sur la place, dont l’aspect rappelait un peu maintenant celui des rues de Minsk.