— Oui, il y en a des centaines.
— On ne peut pas les compter, fit Paula, candide, ils sont trop loin.
Je me mis à avoir peur, peur pour nous, pour elle, pour mon bonheur.
— Il faut fuir, Paula, ça peut être très dangereux.
— Oh ! non, fit-elle désinvolte, que veux-tu qu’il nous arrive, ici ?
— Mais nous pouvons être hachés. Paula, il faut nous mettre à l’abri.
J’essayai de l’entraîner.
— Regarde ! fit-elle, toujours intéressée par le péril qui grossissait à vue d’œil, ils tournent vraiment vers nous. Regarde, ils font des traînées blanches derrière eux. C’est curieux.
Cette fois la Flack venait d’entrer en action. De tous les côtés, des milliers de tubes crachaient l’acier sur les assaillants.
— Viens vite, fis-je à Paula, en la prenant de force par la main, il faut s’abriter, je te l’affirme.
Les abris du terrain d’aviation étaient beaucoup trop loin pour que nous puissions les atteindre maintenant. En courant, j’entraînai Paula vers un creux, auprès d’une futaie.
— Où sont nos chasseurs ? criait Paula essoufflée.
— Ils se sont peut-être enfuis devant le nombre.
— Oh ! ce n’est pas bien ce que tu dis : les soldats allemands ne s’enfuient jamais devant le danger.
— Mais que peuvent-ils faire, Paula ? Les autres sont au moins mille !
— Tu n’as pas le droit de dire ça de nos courageux aviateurs.
— Excuse-moi, Paula, c’est vrai, cela m’étonnerait qu’ils se soient enfuis.
Le tonnerre s’abattait à nouveau sur la capitale martyre. Les soldats allemands ne s’enfuient jamais. Je le savais, moi qui avais couru du Don à Kharkov. À leur décharge, on pouvait tout de même admettre que le soldat allemand se battait souvent à un contre trente comme en Russie, par exemple. Du trou où j’avais obligé Paula à plonger, je pus cependant assister à l'avalanche qui ravagea le tiers de l’aérodrome et quatre-vingt-dix pour cent de Tempelhof.
Les masses diurnes de bombardiers étaient toujours plus puissantes que celles de nuit. Ce jour-là, onze cents appareils anglo-américains attaquèrent Berlin et ses environs. À peu près soixante chasseurs leur furent opposés. Les Américains subirent de lourdes pertes dues aussi bien à la Flack qu’à la chasse. Une centaine d’avions ennemis furent très certainement abattus. Aucun avion allemand ne fut épargné. Les pilotes n’avaient pas fui.
Je vis donc très nettement les grappes sifflantes descendre depuis sept ou huit mille mètres sur Tempelholf et sur les pistes du terrain. Je vis la plaine trembler sous ce pilonnage titanesque. Je vis la terre se fendre, les maisons se volatiliser, les réserves d’essence du camp d’aviation étendre des flammes qui roussirent la terre sur des centaines de mètres. Je vis une banlieue de cent cinquante mille habitants disparaître dans une nappe impénétrable de fumée. Je vis, les yeux involontairement ouverts sur le séisme, des arbres par paquets de dix se soulever du sol avec un bruit effroyable. J’entendis les avions en perdition hurler de toute la puissance de leurs moteurs. Je vis leurs cabrioles, leurs explosions, leurs chutes. Je vis entre autres, un « Focke Wulf » larguer son réservoir auxiliaire, qui tomba à cinq ou six mètres de notre refuge, nous aspergeant d’essence avant de s’écraser sur l’autobahn. Je sentis sur mon visage le souffle brûlant des explosions. Je vis aussi la terreur dans les yeux de Paula qui s’était blottie contre moi. Des débris incandescents sillonnaient l’air et nous obligeaient à nous faire minuscules au fond du trou. Paula avait caché sa tête entre mon épaule et ma joue, et son tremblement venait s’ajouter à celui des explosions.
Blottis l’un contre l’autre, comme deux enfants éperdus, nous assistions impuissants au cataclysme. Les avions avaient disparu depuis longtemps que les explosions à retardement finissaient de ravager Tempelhof où l’on dénombra, pour un seul raid, vingt-deux mille morts. Berlin, lui aussi, avait été arrosé et les services de secours étaient absolument débordés. Les décombres de la nuit bouchaient encore les rues. Spandau flambait toujours. Dans le quartier sud-ouest, les bombes à retardement éclataient encore quinze heures plus tard. Tempelhof hurlait de douleur.
Lorsque, hagards, nous sortîmes du trou, Paula, les nerfs brisés par la fatigue de la veille et cette nouvelle épreuve, s’agrippait à mon bras et ne pouvait plus s’arrêter de trembler.
— Guille, fit-elle, je me sens mal. Regarde, je suis toute sale.
Elle semblait avoir perdu la raison. Sa tête retombait une fois de plus sur mon épaule.
Presque sans y penser, je me mis à l’embrasser anxieusement sur le front. Anéantie, Paula se laissait faire.