Tout en marchant dans la rue et en discutant avec lui, je faisais l’inventaire de mon cadeau. Je farfouillais dans la boite en carton. En dessous d’une plaque de chocolat et d’un paquet de gâteaux secs, je trouvai, oh bonheur ! une paire de chaussettes tricotées par ma grand-mère paternelle.
— Ça va me rendre grand service, dis-je.
— Je pensais que tu serais plus attiré par les cigarettes ou le chocolat. En fait, vous ne manquez pas de tout cela, fit mon père suivant son idée et persuadé que nous faisions bombance du matin au soir. Les Allemands prennent tout.
— Ça va, eus-je le tort de dire, ayant appris à jouir du moment présent en oubliant la veille.
— Eh bien, tant mieux pour toi, mais tu sais, pour nous, ce n’est pas pareil. Ta mère a beaucoup de difficultés pour arriver à faire des repas. Ce n’est pas rose.
Je restai sans trop savoir quoi répondre. Je pensai un instant à rendre le colis.
— Enfin, espérons que tout cela va finir rapidement. Les Allemands sont mal partis. Les Américains par-ci, les Américains par-là… la radio de Londres a dit… l’Italie, les Alliés…
J’en appris des choses ! Un groupe de la Kriegsmarine nous croisa en chantant. Réglementairement j’élevai mon bras droit dans un large salut au groupe. Mon père me regarda vraiment comme l’occupant. La France se trouvait, d’après lui, dans un tel chaos qu’il me fallut lui remonter le moral.
Ainsi, pendant vingt-quatre heures, j’entendis parler de la France souffrante. Ces explications m’étaient données comme si j’avais été un soldat canadien ou anglais. Mon père me mettait dans une situation délicate et je ne savais quelle attitude prendre. Toujours soumis, je me contentais de répondre « Oui, papa », « En effet, papa ! » Pourtant, j’aurais aimé parler d’autre chose et surtout de ce qui m’arrivait. J’aurais bien aimé lui dire que j’aimais Paula. Mais j’eus peur qu’il ne comprenne pas et que, du même coup, je me fasse engueuler.
Le lendemain, j’accompagnai mon père tout chagrin à la gare. J’eus l’idiotie de me coller au garde-à-vous pour le saluer une dernière fois. Je ne pense pas qu’il apprécia. Ainsi, par une chaude soirée de juin, je vis s’éloigner mon père, le regard inquiet, pour une durée de deux ans. Deux ans ou un siècle ! Deux ans lourds d’importance qui représentent soixante-quinze pour cent de ma vie.
Mon premier soin fut de me précipiter chez les Neubach. Je m’excusai de ne pas avoir présenté mon père et j’expliquai que nous n’avions eu que très peu de temps. Les Neubach comprirent très bien et ne m’en voulurent pas. J’avais l’air tellement impatient, que Mme Neubach me donna des nouvelles de Paula. J’appris avec déception qu’elle ne viendrait que le lendemain à midi. C’était trop bête. Vingt-quatre heures de perdues déjà, plus une nuit et une matinée. Dans les sept ou huit jours qui me restaient, cela comptait énormément. Je dînai sans grande joie chez M. et Mme Neubach qui respectèrent mon silence. Puis, je les quittai et descendis dans la rue, décidé à parcourir toute la ville à la recherche de mon puéril amour. Ce que je fis, jusqu’à ce que les sirènes viennent remplacer les tintements de quelques clochers qui auraient dû sonner 11 heures. Les longs mugissements montaient dans la ville. Dans les rues déjà aveuglées par le black-out, les rares lueurs disparaissaient. Déjà, sans doute partis de Tempelhof, les chasseurs de nuit s’arrachaient au sol aussi sombre que le ciel et rasaient les toits dans le grand hurlement de leurs moteurs. Par moments, l’échappement de ceux-ci traçait une lueur rose dans l’obscurité. Les side-cars de la défense territoriale sillonnaient les rues à la lueur de leur très faible éclairage et incitaient les rares passants à gagner les abris. Tout était encore calme et j’avais bien le temps de le faire. Chaque immeuble mettait d’ailleurs ses souterrains à la disposition de tous. Je battais donc toujours le bitume, une seule idée en tête, lorsque le ronflement sourd des bombardiers ennemis approcha.