— Oh ! ne vous en faites pas, dit-elle, moi je ne suis pas ivre, je les verrai arriver de loin.
Finalement, comme je restais à peu près muet, Paula prit l’initiative et me trimbala dans mille endroits que je parcourus sans les voir. Je ne parvenais plus à sortir de mon tourment. Je restais persuadé que la jeune fille faisait uniquement son devoir en me baladant ainsi et rien d’autre. J’aurais aimé qu’elle eût autant de plaisir que moi. Cela était impossible. Paula n’avait aucune raison de me faire des concessions. Il n’y avait aucune raison pour que je manque de tenue ou que je gesticule gauchement dans la rue propre et organisée. Il n’y avait pas de raison pour qu’elle accepte de payer son tribut de patience à un pauvre con de gefreiter parce qu’il avait pataugé des mois dans la neige et l’effroi. Il n’y avait pas de raison, surtout parce que les gens tranquilles ignorent que ceux qui ne sont pas habitués au bonheur gueulent à perdre haleine devant une joie qu’ils ne peuvent plus contenir. C’était à moi de comprendre. À moi de me mettre au diapason des gens tranquilles. À moi de ne choquer personne, de rester avec un sourire suave, ni trop large ni trop crispé. Sous peine de passer pour un exalté ou un personnage très antipathique – comme je l’ai si souvent ressenti en France après la guerre –, c’était à moi de faire l’effort, à moi d’improviser, à moi de ne pas emmerder les gens avec mes récits sans intérêt de la guerre – j’ai souvent eu l’envie d’écraser ceux qui m’accusèrent en plus de mentir : c’est si facile de tuer, surtout lorsque soi-même on ne tient plus tellement à l’existence – c’était à moi, con de gefreiter, qui m’étais trompé d’armée, c’était à moi, con de gefreiter, d’apprendre à vivre puisque je n’avais pas su mourir. Et toi, Paula, pourquoi me fais-tu remarquer cette tache sur ma vareuse ? Pourquoi ? Pourquoi une simple tache peut-elle effacer ton sourire. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que j’aime encore sourire, moi qui ai déjà vu un océan de taches immondes ? Ce soir, les Neubach riront peut-être, Paula, et moi, Paula, j’essaierai de rire comme toi.
À 5 heures, Paula m’abandonna près de l’Oder Brücke. Elle me fit de nombreuses recommandations sur le chemin que je devrais prendre pour retrouver Killeringstrasse. Elle me serra la main longuement et eut un sourire de pitié. Moi je souriais comme si j’étais heureux.
— Je passerai un instant, ce soir, chez les Neubach, fit-elle. De toute façon nous nous reverrons demain. Bonsoir.
—
Le soir, je vis les Neubach. Je reconnus dans les traits de Mme Neubach ceux d’Ernst. Ces malheureux ne s’attardèrent pas sur le double malheur qui, en dix jours, avait anéanti tous leurs espoirs. Pour eux, l’Europe de demain n’avait plus de sens, puisque ceux qui auraient dû la connaître avaient disparu. Malgré l’insurmontable tristesse qu’ils ne pouvaient dissimuler, M. et Mme Neubach furent héroïques et essayèrent de fêter mon passage. La bonne dame qui m’avait si gentiment saoulé la gueule à midi s’était jointe à nous. Vers 11 heures, Paula, au cours d’une ronde de service, passa nous voir. Nos regards se croisèrent et Paula trouva drôle d’expliquer notre altercation de cet après-midi.
— Vous savez, j’ai été obligée de sermonner notre permissionnaire cet après-midi. Il dansait et sautait en pleine rue.
Je guettais les expressions sur les visages, ne sachant pas si j’allais me faire engueuler ou si tout le monde allait rire. Heureusement, je n’eus qu’à rire avec les convives.
— Ce n’est pas gentil, Paula, dit la chère, la douce, la parfaite bonne dame du troisième étage, tu dois te faire pardonner.
Parmi les rires, Paula rosissante et souriante fit le tour de la table et déposa sur mon front tracassé un baiser. Tel un condamné à mort sur la chaise électrique, je reçus les lèvres de la jeune fille comme Marie l’Annonciation. Absolument sans réaction, je me sentis rougir. Devant mon émotion, tous les assistants s’exclamèrent :
— Tout est pardonné !
Déjà Paula faisait gaiement au revoir à tout le monde et disparaissait derrière la porte.
Paula ! Paula ! J’aurais voulu !… j’aurais voulu !… j’aurais voulu je ne sais quoi. Je restais cloué sur mon siège. Médusé, je ne prêtais plus aucune attention à la conversation qui avait repris.
On me posa des questions sur mes parents, sur ma vie avant… Aucune sur la guerre, Dieu merci ! Je répondais évasivement. Le baiser de Paula brûlait encore mon front comme la douille chaude d’un obus de pak. Paula, bon Dieu ! J’aurais dû faire la patrouille avec elle, merde de merde, ce n’est pas tous les jours qu’on peut faire une patrouille avec une jeune fille au lieu de cinq ou six feldgrauen. Merde de merde ! Suis-je con !