J’aurais bien trouvé une excuse pour quitter la table. C’était trop tard, il me fallait patienter avec ces braves gens. Une demi-heure après, chacun songeant à son sommeil, les Neubach me proposèrent la chambre réservée à leur fils. Je me confondis en remerciements et en excuses et expliquai que je devais regagner le centre d’accueil pour des raisons militaires. En fait, je ne supportais pas l’idée de dormir dans le lit de mon défunt ami. Et puis, j’avais envie de marcher. Inconsciemment, j’espérais rencontrer Paula dans la rue.
Les braves gens, connaissant les obligations militaires, n’insistèrent pas. Je me retrouvai donc dans la rue, sifflotant joyeusement, en proie à un bonheur subit. Je m’étais fait expliquer le chemin à suivre, et je retrouvai le grand bâtiment, réservé au centre d’accueil, sans trop de difficultés. Par contre, je n’eus pas la chance de rencontrer Paula. Je franchis le poste de réception où deux civils jouaient aux cartes avec deux militaires dont le feld qui avait pris ma déposition.
— Hep, vous, là-bas ! fit-il.
Instinctivement je me retournai et me collai au garde-à-vous.
— Vous êtes bien le gefreiter Sajer ?
—
— Bon, il y a une bonne nouvelle pour vous, un de vos parents viendra vous voir ici dans deux jours. J’ai réussi à obtenir une autorisation spéciale pour un membre de votre famille.
J’ouvrais des yeux tout ronds.
— Merci infiniment, Herr Feldwebel, je suis très heureux.
— Ça se voit, mon garçon, et tu rentres bien tard !
Je claquai des talons et fis demi-tour, tandis que le quatuor plaisantait à mon sujet.
— On est allé faire un petit tour au Fantasio Hôtel, hein ?
Ce devait être un bordel. Je passai une nuit agitée sans pouvoir oublier Paula un instant.
Deux jours passèrent, pleins de délices et d’amusements. Je ne quittais plus Paula d’une semelle. Je prenais les déjeuners chez Mme… et les dîners chez M. et Mme Neubach. Mme…, qui était une fine mouche, s’était rendu compte du sentiment débordant que j’avais pour Paula et en était effrayée. À plusieurs reprises, elle essaya de me démontrer que la guerre n’était pas finie et que j’avais tort de m’amouracher. Tout finirait bien un jour, et ce jour-là, je pourrais laisser libre cours à mes sentiments en toute espérance mais pour le moment… cela lui paraissait peut-être trop précipité.
À mon avis d’adolescent, la guerre ne pouvait rien contre l’amour que je portais à cette jeune fille et il n’était pas question de le refréner. Il ne connaîtrait d’autres limites que celles de mon temps de congé contre lequel malheureusement je ne pouvais rien.
Quelqu’un de chez moi devait venir me voir et je ne pus m’éloigner du centre où je passais mes nuits. Cela m’énervait un peu, car je perdais des instants précieux que j’aurais pu passer en compagnie de Paula. Le jour où je devais avoir ma visite, j’avais fait, depuis le matin, au moins cinq apparitions au poste de réception pour savoir si ceux que j’attendais étaient arrivés. Enfin, au milieu de l’après-midi, le feld complaisant me donna la réponse avant que je ne lui aie exposé la question.
— On vous attend dans votre dortoir, Sajer.
— Ah ! fis-je comme si je ne m’y étais pas attendu du tout. Merci, Herr Feldwebel.
Je grimpai les escaliers et poussai la porte de la grande chambrée, où j’avais déjà passé quelques nuits. À travers l’alignement des deux rangées de lits, je vis immédiatement un monsieur debout avec une gabardine gris-bleu : mon père.
Il ne me reconnut pas tout de suite. Deux ou trois soldats ronflaient tout habillés sur leur plumard et se reposaient des fatigues de la nuit ou de la guerre. D’un pas décidé, je m’avançai vers mon père, à qui, aujourd’hui encore, je n’ai jamais manqué de respect.
— Bonjour, papa, fis-je tout simplement.
— Tu as l’air d’un homme, me dit-il, avec l’éternelle timidité qui le caractérise. Comment vas-tu ? tu ne nous as pas beaucoup écrit : ta mère a été très inquiète depuis ton départ.
Moi j’écoutais, comme toujours lorsque mon père parlait. Je le sentais mal à l’aise au cœur de la Germanie, dans ce dortoir où tout sentait l’implacable discipline militaire allemande.
— Veux-tu que nous sortions, papa ?
— Si tu veux. Ah ! au fait, je t’ai apporté un petit colis que ta mère et moi avons eu beaucoup de mal à réunir. Les Allemands, fit-il tout bas, comme s’il eût parlé de quelques cannibales, l’ont gardé en bas.
Mon père, bien qu’ayant épousé une femme allemande, supportait mal tout ce qui venait de ce pays. Il en était encore resté à la vieille hargne 14-18 et à sa captivité dont il n’avait, parait-il, pas eu à se plaindre. Aussi, le fait qu’on lui ait collé un fils dans l’armée du Reich l’empêchait d’écouter tranquillement la radio de Londres. En bas, je demandai mon colis au feldwebel.
Il me le rendit, tout en disant à mon père, dans un français presque correct :
— Je m’excuse, monsieur, mais il est interdit aux occupants du dortoir de le transformer en réfectoire. Je vous rends vos friandises.
— Merci, monsieur, fit mon père, intimidé.