La nuit n’était pas froide. Un vent pluvieux poussait à vive allure de gros nuages bas qui dégageaient de temps à autre une énorme lune blanche. À ma droite, les silhouettes de nos baraquements et des véhicules se découpaient avec netteté. Devant moi s’étalait l’immense horizon vallonné et sombre qui se confondait avec le ciel. À vol d’oiseau, le Don se trouvait à environ dix kilomètres des premières réserves que nous occupions. Entre le fleuve et nous, des milliers d’hommes veillaient ou dormaient dans des conditions inimaginables. Des bruits de moteurs arrivaient portés par le vent. La nuit permettait pas mal de déplacements chez les uns comme chez les autres. Deux patrouilleurs de ronde arrivèrent à ma hauteur. Sommations d’usage pour la forme. Les deux soldats s’approchèrent de moi en plaisantant. J’allais répondre à leurs propos, lorsqu’une lueur intermittente éclaira d’un seul coup tout l’horizon du nord au sud.
Elle se prolongeait encore avec plus ou moins d’intensité, lorsqu’il me sembla que le sol tremblait. Dans la seconde qui suivit, un roulement de tonnerre qui n’en finissait pas fit vibrer l’air.
— Bon Dieu ! c’est une attaque, cria l’un des patrouilleurs, et ça m’a bien l’air d’être leur artillerie qui déverse ses pruneaux sur le crâne des landser.
Déjà des coups de sifflets retentissaient dans tout le camp, des ordres perçaient le grondement des explosions encore lointaines. Des groupes passaient maintenant en courant. Des artilleurs au repos rejoignaient à la hâte les grosses pièces de 155 long, situées sur la lisière de l’ex-camp d’aviation. Je n’avais pas d’ordres pour abandonner ma garde et je me demandais bien ce qu’on allait demander à nos copains. Un ravitaillement sous un tel bombardement devait être autre chose que celui de notre précédente expédition. Les rafales continuaient à déferler, mêlées maintenant aux détonations des pièces allemandes. Des éclairs plus violents et plus proches illuminaient sans arrêt la nuit, me faisant apparaître en ombres chinoises des groupes d’hommes qui couraient à travers les flaques d’eau.
On aurait dit qu’un géant, pris d’une furie terrible, secouait tout l’univers, cet univers dans lequel chaque homme a l’impression d’être une ridicule parcelle que le colosse de la guerre peut piétiner sans même l’avoir aperçu. Tous mes sens en éveil, l’échine pliée, malgré le danger encore relativement éloigné, je m’apprêtais à plonger à tous moments dans le trou plein d’eau si l’ouragan approchait d’un pas. Deux gros tracteurs chenillés avançaient vers moi, tous feux éteints. Roues et chenilles formaient un paquet de boue qui fendait une gadoue liquide. Dans leur précipitation deux hommes sautèrent par-dessus la rambarde de fer et faillirent disparaître dans la fange.
— Donne-nous la main, planton, firent les artilleurs qui s’étaient envoyé de la merde jusque sur leurs casques.
L’apocalypse continuait à embraser terre et ciel. J’aidai les gars des tracteurs à charger des fûts de cent cinquante litres à bord de leurs véhicules.
— C’est toujours ça de moins qui te pétera dans la gueule, lança l’un d’eux en s’adressant à moi.
— Bonne chance, leur répondis-je simplement.
Plus loin, des soldats du train dont je faisais partie s’affairaient à regrouper les canassons qui se bousculaient et s’affalaient dans la bouillasse avec des hennissements diaboliques. À plusieurs reprises, des fûts d’essence furent embarqués sur divers véhicules. Si bien qu’aux premières lueurs du jour, la relève ne s’étant pas présentée, je me demandais ce que j’avais encore à garder. Le bombardement n’avait pratiquement pas cessé. Exténué, je ne savais plus où j’en étais, lorsqu’un groupe de garçons de ma compagnie passa près de moi. Le sergent qui les commandait me fit signe de me joindre à eux. Au moment où je rejoignais mes camarades, un des premiers obus à longue portée de l’artillerie soviétique tomba à une centaine de mètres derrière nous. La déflagration secoua notre groupe qui se mit à courir de plus belle. Je ne posai pas de question mais cherchai vainement les larges épaules de Halls.
D’autres projectiles descendaient maintenant sur le camp. La terre entière s’illuminait de part et d’autre. À contretemps, notre groupe se jetait à terre et se relevait, couvert de boue.
— Ne plongez pas dans la merde, comme cela, toujours à retardement, grinça le sergent. Faites ce que je ferai. Fixez vos regards sur moi. Compris ?
Un ululement bien significatif arriva sur nous. Notre douzaine de feldgrauen plongea avec délice, sergent compris, dans une mare liquide à souhait. Une déflagration géante vida l’air de nos poitrines, en même temps qu’une vague de boue nous submergeait.