Le lendemain, dans le froid qui ne tarit pas, nous gagnons une ultime pointe avancée qui devrait être aux mains des Russes depuis longtemps. En cours de route, nous avons croisé l’unique char qui survit encore, tout au moins dans ce secteur. L’histoire de ce char ne manque pas d’intérêt. C’est un vieux M-2. Il a pris feu une fois et porte de nombreux impacts tout au long de ses flancs. Ses armes ont été détruites et remplacées par d’autres moins appropriées. Chaque jour, il gagne une tranchée faite des ruines d’une ruelle saccagée et, depuis cette position, il tient Ivan en échec chaque fois que l’idée lui prend de se faufiler par là.
L’infanterie alentour l’a sorti in extremis de heurts parfois trop inégaux. Et les rats, habillés de feldgrau, qui nichent dans les ruines voisines ont un respect silencieux pour cette vieille machine qui rend encore d’inestimables services.
Aujourd’hui, son moteur est en panne, et l’équipe de clochards qui le monte s’affaire sur la mécanique inerte. Nous, nous sommes accroupis alentour et regardons un instant. L’un des mécaniciens vient de casser un outil, il le jette avec rage à l’extérieur. Nous les entendons exprimer leurs regrets. Il est impossible de réparer. Les hommes tournent autour du monstre qui a pris finalement des aspects familiers.
Au-dessus des ruines les plus proches, deux avions viennent de surgir. Les tankistes se sont mis à l’abri du tank et les mitraillent de leurs prunelles enfiévrées. Mais, oh ! stupéfaction, il s’agit de deux patrouilleurs allemands ! D’où sortent-ils ? Ils virent sur l’aile, en voyant le char qui ne porte plus aucun insigne. Un instant, nous sommes la proie d’un doute affreux. Ces deux rescapés ne vont-ils pas nous confondre avec les Russes ? Tout cela ne dure que quelques secondes. Tout le monde fait de grands gestes et demeure en vue. Les deux avions repassent très bas à notre droite. Nous avons vu les pilotes et même aperçu un geste de l’un d’eux. Nos cœurs battent violemment. Ils viennent probablement d’une base allemande. De l’Allemagne ! Là où, peut-être, tout est encore possible !…
Nos gueules grises les poursuivent jusqu’à leur disparition complète et même encore après, l’acuité de notre regard les imagine.
Le problème du char demeure. Le passage de ces deux avions nous a redonné une impulsion. Nous sommes tous maintenant autour du tank. L’un d’entre nous a proposé de le pousser. L’idée est folle, mais tout le monde empoigne le métal rugueux et froid. Des cris rauques essaient de scander le rythme. Nous mettons même un réel intérêt à synchroniser nos efforts, nous sommes une trentaine. Les bottes crissent et dérapent sur la terre gelée. Rien ne bouge. Nos corps amaigris n’ont plus aucune force. Les trois tankistes s’acharnent avec rage. Inutile, les tonnes de ferraille ne bronchent pas. Il y a encore des discussions et deux hommes partent en courant vers l’arrière. Nous allions partir, lorsqu’un bruit de moteur se fait entendre. Il reste aussi un camion à Memel. Je l’ignorais. Pourtant le voici, il arrive en cahotant et en émettant un bruit d’échappement énorme. Il n’est pas encore arrêté que des hommes appliquent des pièces de bois pour protéger le radiateur. Et le camion s’apesantit sur le char. À plusieurs reprises même. Nous avons, l’impression qu’il va caler lui aussi. Immédiatement, nous lui apportons notre aide. Par à-coups successifs nous finissons par ébranler la masse inerte du char qui se soulève de l’arrière et retombe plusieurs fois.
À la fin, il bouge. Je fixe l’un des galets porteurs qui roule lentement sur le mélange terre métal de la chenille qui, elle, reste au sol. Il bouge et le miracle de Memel se reproduit. Le camion hurle, nos bottes s’entrechoquent et frappent le sol comme pour lui signaler de se dégager de sous notre fortune. Le char roule, il avance, et nous piétinons autour sans lâcher notre pesée. La tête me tourne, mais il se passe encore quelque chose par notre volonté. Comment cela est fait, la joie, comment cela se ressent ? C’est peut-être seulement ça. Le galet lourd et plein de rivets tourne sous mes yeux qui le dévorent. Il a tourné probablement sur la steppe infinie où j’ai égrené ma vie. Il tourne aussi, comme moi je respire. Oui, c’est cela la joie… c’est aussi simple que cela. Il mourra un peu plus loin peut-être, comme moi ou comme Halls, mais en attendant il tourne bruyamment maintenant sous la pente qui s’esquisse. Je me sens tout près de ce bloc de ferraille. À Memel la vie est encore dans tout ce qui peut bouger. Je vis encore…