Mes compagnons se sont accroupis sur les grabats dont nous disposons et grignotent en silence ce que l’on a encore pu leur donner chez Gransk notre cuistot. Ils bouffent, sans prêter attention, n’importe quoi. Qu’est-ce que cela peut foutre, leur attention est ailleurs. Ils rêvent, mes loups de compagnons. Ils rêvent dans le silence qui s’est depuis déjà pas mal de temps appesanti sur nous. Ils rêvent, et leurs yeux brillants de détresse accumulée au cours des jours, gardent une petite mobilité qui s’attarde sur un point de la voûte gris sale de notre cave. Ils rêvent à la délivrance qui ne devrait plus tarder, à cette mauvaise barcasse qui va nous emmener sur les grandes vagues molles de la mer contre laquelle nous nous appuyons depuis des jours. Ils rêvent, mes compagnons, et nous nous comprenons sans qu’aucune parole ne soit prononcée. Leurs regards fous et transperçants sautillent au fond de leurs grands orbites sombres. Leurs yeux habitués à ne regarder que la guerre, s’attardent timidement, mais avec une intensité que je ressens moi-même, sur la possibilité à peine entrevue.
Ils rêvent, mes compagnons, et, pour que la guerre ne les prenne pas en flagrant délit, ils s’arrangent pour que cela ne se voie pas. Ils ne regardent personne. Ils ont mieux à voir. L’espoir ? quelle forme ça peut avoir ?
Il n’y a que moi qui les vois. Il n’y a que moi parce que je n’ai plus rien d’autre à voir. J’ai trop rêvé. J’ai trop rêvé et je ne sais plus. Quel malheur ! C’est peut-être que mes rêves étaient des cauchemars. Même si je savais encore, je n’oserais plus, ça fait trop mal à la fin quand ça ne se réalise jamais.
Moi je ne rêve plus, j’épie les autres. Je suce moralement leur espoir. Je le concrétise bêtement par instants. Ce sont des bottes sales éculées et en vrac sur le plancher bourbeux d’un bateau. Des bottes qui vomissent des uniformes incolores et vides… Assez ! l’espoir c’est horrible. Comment est l’espoir des autres ? Je ne sais plus rêver.
Et pourtant cette impatience qu’ils dissimulent et dorlotent comme un trésor que la vie n’a pas encore réussi à leur ravir, je la possède encore moi aussi. Je la maintiens à l’intérieur de moi-même. Je la sens et je l’entends gueuler à travers mon silence. Oui, gueuler au point qu’elle m’envahit comme le bruit des explosions. Je l’entends gueuler et ma vie en a mal. Je n’ose plus prétendre à un quelconque espoir, à une quelconque promesse, j’ai peur ici-bas de trop réclamer, j’ai peur que le moindre vœu timide ne soit considéré comme une exigence.
J’ai encore la vie et j’ai peur qu’ils s’en aperçoivent. J’ai peur surtout qu’ils me la demandent. J’ai déjà tout donné, mes sentiments, mon angoisse, ma douleur, ma peur, j’ai oublié aussi Paula et pour ne pas avoir l’air trop riche, j’ai oublié aussi que j’étais trop jeune. Je ne suis pas très bien portant mais tout est si dur à Memel. Il y a des gens à qui on demande d’avoir du courage avec un trou gros comme le poing dans le ventre. Il y en a d’autres qui perdent leur sang sur la neige et qui tirent sur la guerre jusqu’à ce que leurs yeux deviennent vitreux. Moi j’ai de la chance, au travers de mes quintes de toux et mes crachats rougeâtres, je garde encore un peu de vie cachée à l’intérieur de moi-même. Il ne faut plus implorer qui que ce soit. Même si Dieu nous entendait, à Memel se serait utilisé.
Alors, je les regarde, mes compagnons qui rêvent. Ils savent pourtant combien cela peut être dangereux de rêver ici. Memel a besoin de tout, de l’espoir comme du rêve. Ceux qui espèrent se battent mieux que les autres. Et nous sommes tous si las de nous battre.
Par moments, certains hurlent à travers leur torpeur. C’est involontaire, cela ne dépend plus de celui qui a hurlé. Ce n’est plus lui, c’est sa fatigue, ce sont ses organes qui font du bruit à force de se tordre. Il y en a aussi qui hurlent en riant. Ceux qui prient espèrent, mais bien souvent l’espoir est mort. Alors ils hurlent leurs prières. De toute façon, c’est trop tard, même si ces prières étaient entendues, Dieu n’oserait plus apparaître. Il a abusé de la miséricorde de Smellens. Smellens est mort ce matin. Il voulait bien mourir mais avoir au moins avant cela des nouvelles de son petit frère qu’il n’avait vu que deux fois. De nos yeux secs, nous avons observé le sentier de gravats par où aurait dû apparaître le vaguemestre. Aucune nouvelle ne nous parvient plus, et Smellens a maintenu son asphyxie le plus longtemps possible. Il est trop tard ici pour le Tout-Puissant.