Les jours continuent. Memel n’existe plus que sur les cartes stratégiques. Le front s’est rétréci. Beaucoup d’hommes ont été quand même embarqués. Mais il en reste encore des milliers. Des milliers qui errent silencieusement dans la brume nocturne. Ils font une lugubre navette entre les positions qu’ils doivent encore tenir et le demi-tombeau qui recueille le souffle haletant de leur sommeil mutilé. Il en reste et depuis mes yeux agrandis d’hébétude je les observe encore. Ils errent parmi le sublime de la tragédie, dans un silence qui, à mes oreilles, annihilerait tous les bruits de la terre. Ils errent nus de toute condition humaine. Et moi je les regarde, seul, épouvantablement seul, avec des larmes lourdes comme le mercure qui coulent intarissables à l’intérieur de moi-même.
Il y a combien de temps que nous sommes là ? Combien de vies ? Je ne sais plus. Personne ne sait plus et le monde ne saura jamais. J’ai l’impression de n’être né que pour cette épreuve. Memel est devenu le sommet de ma vie, l’ultime sommet surplombé par le voile de l’infini. Après Memel il ne restera plus rien de nous. La vie que je connaîtrai ensuite ne sera qu’une paire de béquilles que l’on offre à un mutilé. Memel, c’est la tombe sur laquelle je dépose ma vie, c’est l’absolu. Le silence qui enveloppe nos groupes a quelque chose de miraculeux. Il permet à tous ces « morts » qui s’agitent autour de moi d’avoir une idée d’après eux. Pour aussi stupide que cela puisse paraître, l’idée que notre détresse serait mentionnée, même à titre posthume, nous réconfortait auparavant. Aujourd’hui, cet ultime souci s’est envolé. Ce qui pourrait être dit sur notre misère dépendrait aussi du pauvre système d’interprétation que les hommes ont cru mettre au point. Le spectacle de Memel n’est même pas assisté du jugement dernier. Il s’estompe et s’efface sans spectateur, aussi gratuit que le grandiose spectacle de l’infini. Et nous, nous subissons l’étreinte dans le silence qui nous a intégrés.
Nous avons abandonné la cave pour la tourelle d’un ouvrage de défense antiaérienne dont la pièce a été pulvérisée. Dans le petit espace qui abritait le gogno, j’ai déposé mes hardes. Instinctivement Halls y a posé les siennes, également Schlesser et puis un autre type dont le nom n’a plus d’importance. Les autres compagnons, Wiener, Lindberg, Pferham et sept ou huit autres occupent ce qui reste de la tourelle proprement dite. Notre nouveau local est moins humide que la cave où nous étions, mais ce n’est pas à cause de cela que nous l’avons quittée. On nous a collés dans ce bloc de béton parce que cela nous rapproche des différentes positions que nous devons gagner à chaque instant. Le front a encore diminué car les Russes s’occupent à nouveau sérieusement de nous. Les soldats allemands, qui bouclent encore la toute petite enceinte de Memel, vont avoir à envisager de sérieuses attaques qui risquent fort d’être décisives. Les positions que nous gagnons très souvent doivent être approchées avec une extrême prudence. Des soldats désespérés se sont parfois rendus aux Russes. Alors les Russes ont endossé leurs guenilles et attendent à leur place la relève.
Les misérables défenseurs sont tombés plusieurs fois dans le piège. Plus souvent encore, les malheureux soldats épuisés ont vu trop tard arriver Ivan qui a rampé jusqu’à eux. Ils ont péri et Ivan les remplace.
Wiener et deux autres types ont failli être pris au piège. L’ancien a éventé le coup et est, paraît-il, entré dans une colère dont nous connaissons l’intensité.
— C’est lui qui nous a sauvés, balbutient les deux autres en nous désignant l’ancien, il leur a balancé tout son colis de grenades sur la gueule.
Les deux types parlent d’une façon hachée, ce sont leurs nerfs qui parlent car, en fait, ils savent que leur vie est fichue.
Wiener, lui, ne dit rien. Il a retrouvé son mutisme et reste prostré contre le mur du bunker que le givre fait scintiller par endroits. Nous, nous regardons Wiener. Nous sommes habitués à être sauvés par Wiener.
Le soir, un des nôtres a voulu fumer une cigarette trouvée sur un cadavre russe. Il l’a allumée et est sorti faire un besoin. Ivan a de bons yeux. Il a vu le rougeoiment de la cigarette. L’obus de cinquante a percuté le béton et les éclats ont été renvoyés en vrac sur le dos de notre camarade. Il n’a pas crié lui non plus.
— Ivan s’est rapproché encore, murmure Pferham.