Les premiers véhicules s’engagent plein tube sur l’espace infernal. Ivan n’a pas eu le temps de régler correctement son tir. Ses obus pleuvent d’une façon imprécise. Mais le deuxième rush est mieux accueilli. Deux voitures sont touchées de plein fouet et pulvérisées. Deux autres, criblées d’éclats, parviendront dans la zone moins dangereuse. Les débris des voitures ont obstrué la voie. Nous sommes expédiés pour la dégager. Ivan s’est rapproché et canarde maintenant au lance-grenades et à l’arme automatique. Malgré notre terreur folle, nous essayons de rendre coup pour coup en rampant sur le gravier qui voltige. Les fossés qui pourraient nous servir d’abris sont minés. Nous subissons notre propre piège. Plusieurs des nôtres tombent encore, les bras en croix, le regard une dernière fois fixé sur le ciel sombre et tourmenté. Devra-t-on faire appel aux soins de la Croix-Rouge d’après-guerre pour noter les derniers noms de notre incroyable aventure ? En attendant, nous vivons encore en petit nombre, et ce petit nombre s’accroche à ce qui reste de possibilités de survie.
Nous voici près des deux premières voitures détruites qui obstruent le passage. Alentour, les grenades popovs craquent et illuminent la nuit. Une quadruplée russe effrange le rebord du fossé, heureusement un peu plus haut que la chaussée.
Elle balaie au passage les restes de nos bagnoles qui vibrent et tressautent à chaque rafale. Au pied de ces tôles pratiquement informes, deux hommes, qui croyaient comme nous à une échappatoire, gisent dans leurs haillons d’uniforme et goûtent enfin le repos éternel.
Il va falloir pousser hors du chemin ces carcasses qui gênent le passage, mais si nous nous redressons nous avons cent chances sur cent d’y rester. Une fois encore, Wiener, l’ancien, jaillit du groupe paralysé. À genoux sous la mitraille, il a brandi une grenade qu’il projette sur le premier tas de ferraille. Bien joué, Wiener ! Il fallait y penser ! Hormis quelques déchets parsemés, la première bagnole a été éjectée. La seconde subira le même sort. Une troisième, un camion de trois tonnes cinq, en nécessitera quatre. Nous avons dû, hélas ! achever du même coup les blessés qui gisaient à l’intérieur. C’est encore la guerre !
Vers minuit, au plus fort de la tempête, les deux tiers de l’effectif regagnent enfin Memel qui a été mis au courant et qui nous couvre de son feu. Hors d’haleine et transis, nous gagnons les arrières du camp retranché. L’inventaire des manquants se fait dehors parmi les ruines d’une installation balnéaire. Puis, dans la rumeur du front, perpétuellement en contact, nous cherchons le repos du guerrier, même si la chance ne nous fut pas favorable.
Cette chance était d’ailleurs si faible que nous estimons héroïque le fait même de l’avoir tentée.
Le lendemain, vers 11 heures, après avoir terminé notre ration distribuée avant l’offensive, nous sommes réexpédiés sur les postes à défendre. Le repos ne peut être prolongé plus longtemps dans cette situation dramatique. Les civils continuent à être embarqués malgré tout ce que cela représente de risques.
La mer s’est levée et tous les bâtiments sont couverts de givre. Leur chargement humain l’est également au moment de quitter le môle. Les vagues aspergent les visages bleuis des suppliciés sans qu’aucune plainte ne s’élève. Quitter l’enfer de Memel représente un tel avantage que personne ne songerait à se plaindre.
Nous les soldats, nous continuons à interdire aux Russes l’accès de la ville et de ses alentours. Les possibilités d’évacuation par voie maritime représentent une telle planche de salut que le maximum est fait pour tenir. Des munitions, des vivres et des médicaments nous sont envoyés. Certains jours, le pilonnage des Russes semble faiblir. Malgré le froid, qui augmente sans cesse, la vie nous semble plus facile. Ce que nous ignorons, c’est que les armées soviétiques ont dirigé nettement leurs efforts plus au sud. Königsberg, Heiligenbeil, Elbing et prochainement Gotenhafen se trouvent de plus en plus menacés.
Le problème des réfugiés, comme je l’apprendrai plus tard, sera encore décuplé sur ces points. Les Russes abandonnent donc momentanément Memel pour tailler à fond, en Prusse où une résistance à bout de souffle leur est opposée. Mais rien ne peut y faire. Les trois armées soviétiques redoutablement puissantes qui sont entrées sur le sol allemand disposent de moyens de très loin supérieurs à ceux qui nous restent. En plus, une foi sauvage les anime. Ivan a ajouté à sa bannière les mots « revanche » et « vengeance », et le peuple supplicié de Prusse se souviendra de par la nuit des temps ce que cela veut dire.