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Nos canonniers tirent sans répit sur le second char qui venait derrière nos positions et semble avoir des difficultés mécaniques. Une explosion prolongée est visible à sa gauche. On ne s’occupe plus de lui. Il y a encore, plus en arrière, un spectacle hallucinant. Un T‑34 fonce en cahotant parmi nos positions en semant la mort sous ses chenilles. Derrière lui, un véhicule semi-chenillé, armé d’une mitrailleuse antichar, l’a pris en chasse. Les hommes de la geschnauz déchargent tout ce qu’ils peuvent contre le monstre qui rivalise de vitesse. Les camarades de l’antichar sont en difficulté. Freivitch est blessé, peut-être mort. Nous tirons à la mitrailleuse sur le char russe qui ne ralentit pas et repique sur ses lignes. Deux projectiles tirés par d’autres chars explosent autour du semi-chenillé à croix de Malte. Un troisième désintègre sous nos yeux la plate-forme où les téméraires chasseurs avaient entrepris leur course insensée. Le tracteur marqué du casque blanc de la « Gross Deutschland » grésille dans le feu de ses réservoirs. L’ennemi, se croyant toujours poursuivi, fuit dans la tourmente de neige.
L’assaut des blindés rouges se termine. Il a duré environ une demi-heure, visiblement destiné à tâter notre défense. Un certain nombre de chars russes restent sur le terrain. Leurs perles sont douloureusement supérieures aux nôtres. Ces pertes, hélas, ne comptent guère pour l’armada qui se regroupe en face. Pour nous, quoique bien moindre, la destruction de quatre défenses antichars dans notre secteur diminue d’une façon importante notre système de défense.
La tension baisse un peu. Les téléphones de tranchée grésillent et demandent des rapports. On appelle, on hèle les brancardiers qui courent en dérapant sur la terre verglacée. L’ancien se laisse glisser au fond du trou et allume une cigarette malgré l’interdiction. Halls bondit dans notre refuge.
— Je viens d’apprendre que la casemate de Wesreidau a été passée au laminoir. Par un T‑34, précise-t-il en haletant.
Nous le regardons, attendant d’autres explications.
— Restez là, décide l’ancien, je vais voir.
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L’ancien écrase le mégot et l’enfouit dans le revers de sa manche. Il ne réapparaît qu’une demi-heure plus tard.
— Pendant dix minutes, affirme-t-il, nous avons remué la terre pour arracher Wesreidau à son tombeau ainsi que les deux autres officiers. Tous les trois ne souffrent que de blessures superficielles. Seul le gars des liaisons qui veillait devant le trou a été tué. Dans sa panique, il a dû vouloir se foutre à l’abri dans ce piège. Nous avons retrouvé son corps broyé sous l’effondrement de l’entrée.
Ouf ! Nous oublions le dernier tableau pour ne songer qu’à notre Hauptmann. Wesreidau est sauf. Nous tenons réellement à le conserver pour chef.
Le lendemain, il ne neige plus. Les flocons blancs n’ont pas réussi à s’amonceler sur les carcasses des chars détruits dont certaines parties métalliques ont été portées au rouge par les incendies. Les grands cadavres, encore chauds et noirs, hérissent la plaine au nombre d’une vingtaine. Quatre pointes d’attaque ont été lancées cette nuit par les rouges. Une sur notre position tenue par six compagnies, trois autres plus au nord, de vingt kilomètres en vingt kilomètres.
Nous avons pris la relève à 8 heures. Tout est immobile et ouatiné sous un ciel bas et très sombre. C’est le vrai ciel de l’hiver russe. La terre semble être recouverte d’une toiture opaque et lourde comme une chape de plomb. Je n’ai jamais revu d’ailleurs un ciel comme celui de l’hiver russe. Inconsciemment l’œil plissé des landser se lève vers lui comme pour en vérifier la solidité. La lumière suinte, pénible et diffuse, donnant à tout un aspect irréel. Les survêtements réversibles blancs ressortent en jaune pisseux sur la nouvelle neige immaculée. Chaque fantassin ressemble à une taie d’oreiller crasseuse et gonflée. Beaucoup ont endossé tout ce que le paquetage d’hiver peut contenir : capote, gilet, peau de mouton, etc. Les mouvements sont lents du fait de cet engoncement. Souvent les survêtements de camouflage sont déchirés de toutes parts n’étant pas prévus pour contenir tant de choses.