Il y a dix jours que nous faisons la navette entre notre poste et l’isba de repos. Toutes les douze heures, nous franchissons le kilomètre qui nous sépare du trou de garde de ce que la guerre a bien voulu laisser d’un village.
En face du trou, il n’y a que la plaine gelée. Le jour notre regard s’y égare. La nuit, le brouillard ramène notre horizon à dix ou quinze mètres et nous oblige à une dilatation douloureuse de la prunelle. Nous ne barrons la route à rien. Aucun front ennemi stable n’est installé devant nous, pas encore.
Seules, quelques tentatives de pénétrations toujours motorisées nous obligent à ouvrir un tir de barrage de temps à autre. Une fois depuis mon retour, les chars ennemis se sont manifestés et ont canardé soigneusement nos batteries engourdies de froid. À part cela, nous avons tout le temps de voir la neige poudreuse se cristalliser sur nos demi-bottes d’infanterie qui deviennent dures comme du bois. Les douze autres heures servent à les ramollir dans la chaleur d’étable provoquée par une soixantaine d’hommes patientant les yeux dans le vide, assis les uns sur les autres. Interdiction d’allumer du feu. La fumée fait repérer les lignes (
Wesreidau nous visite souvent. Je crois qu’il a pris notre groupe en amitié. Avec l’ancien, il parle d’homme à homme. Nous, les jeunes, nous écoutons les conversations comme les cadets écoutent parler l’aïeul. Elles ne nous apportent que des nouvelles graves, alarmantes. Kiev a été abandonné par les troupes allemandes hors d’haleine. Le Dniepr, ce fameux barrage, tient malgré tout. Hélas ! il ne sert plus à rien. Les Russes en remontent le cours depuis Tcherkassy, aussi bien sur sa rive est que sur sa rive ouest.
La Desna, elle aussi, est investie est-ouest. À Nédrigaïlov on joue la mort ou la captivité, la victoire n’étant plus possible. Kiev demeure malgré tout le centre des combats. Heureusement que nous ne couvrons que l’aile sud des armées engagées, car notre front est précaire et peu profond. Nous sommes accrochés à une plaine aussi plate qu’un billard et notre défense, même si nous en avions les moyens, serait difficile à organiser. Le douzième jour, nous subissons une attaque aérienne sévère. Dans la même journée, une colonne s’insinue sur l’horizon. Elle est formée par une partie des forces bousculées à Tcherkassy. Sept ou huit régiments dépenaillés, affamés, surchargés de blessés, viennent échouer sur nos positions et ravagent nos réserves. Sur les gueules rongées de barbes de ces landser se lit l’ampleur des combats qui viennent de se dérouler. Cette Wehrmacht aux bottes éculées, aux musettes vides et aux yeux flamboyants de fièvre, précède de quatre jours le boutoir russe qui monte en grondant depuis Kherson jusqu’à la rive ouest du Dniepr. L’hiver lui aussi attaque. Le thermomètre descend à 15° au-dessous de zéro.
Et, un certain soir, alors qu’un froid sauvage fouette les paquets de couvertures qui montent la garde derrière les parapets de terre dure et coupante, l’ennemi arrive. Il arrive, et sa rumeur, que le vent a l’obligeance de porter vers nous, nous parvient sous différents aspects. Sur la plaine infinie et baignée par une lune claire et glacée, monte un bruit d’abord sourd et uniforme. Nous l’écoutons avec l’anxiété de l’animal aux abois qui entend arriver la meute. Nous l’écoutons au moins deux heures. Les yeux exorbités, dont le liquide protecteur s’épaissit et gèle, fixent obstinément le panorama spectral. Rien n’est encore visible. Pourtant les uns et les autres annoncent à tous moments : « Les voilà ! »
L’imagination tendue fait danser la ligne qui reste visible et celle-ci prend parfois la forme d’un mirage inquiétant. Mille idées tourbillonnent sous le bonnet de poils de chat. La patrie lointaine, la famille, les amis, un amour insensé, désespéré. On envisage toutes les solutions, la capitulation, la captivité, la fuite… la fuite ou la mort, oui la mort, vite très vite, pour en finir. Quelques-uns s’agrippent à leurs armes et songent à une défense héroïque, à repousser, à maintenir. Mais la plupart envisagent même la mort. De cette résignation vont naître les héros les plus glorieux de toute la guerre. Des couards, des peureux, des pacifistes qui, depuis le début, ne sont pas d’accord avec la guerre et Hitler, et qui, délirants de terreur, vont sauver leur vie, bien souvent celle des autres par la même occasion, par la force des choses.