À quoi dois-je songer ?
La lettre de mes parents, avec l’habituel couplet de mon père, est agaçante de plaintes injustifiées. J’en parle à Wiener qui me réplique :
— Les Français ne savent que se plaindre.
La dernière lettre de ma mère me stupéfie par son manque de réalisme. La pauvre femme me prie de bien prendre soin de moi, de ne pas vouloir faire des actions d’éclat, de ne faire que mon service et de ne pas m’exposer inutilement. Ces malheureux conseils sont si déplacés que j’en demeure un moment pantois. Mon regard va de la feuille qui paraît jaune, comparée à la neige qui s’étend et voltige, masquant l’horrible danger qui s’installe en face de nous, à l’est. La dérision des conseils de ma pauvre mère fait ruisseler mes larmes d’émotion.
Chacun est plongé dans la lecture d’une missive, tellement inattendue parfois qu’elle bouleverse des types bien plus âgés que moi. D’autres crient et se dressent comme des fous. Ils viennent d’apprendre la mort d’un des leurs dans un bombardement.
— Ce courrier n’a contribué qu’à nous démoraliser un peu plus, clame un grand gars en regardant un camarade qui sanglote en se tordant les lèvres.
Rien ne nous sera donc épargné !
Dans l’après-midi, des patrouilles partent dans la tourmente de neige qui les masque. L’état-major, enragé d’attendre, décide de tester l’ennemi. Il y aura seulement quelques coups de feu, et elles reviendront en disant qu’elles ont vu beaucoup de matériel russe.
Juste avant la tombée du jour on nous arrache à notre repos. Le pouls battant, nous gagnons au trot nos positions. Les chars russes roulent dans la tempête, et la terre gelée répercute leurs vibrations.
Les servants des antichars, tout comme ceux des Panzerfaust, ont l’œil rivé sur la lunette de visée dont il faut essuyer sans arrêt la buée. Quelques fossés antichars ont été creusés. Tous insuffisants aussi bien en nombre qu’en efficacité. Si la défense antiblindée lâche, nous sommes perdus. Nous ne l’ignorons pas, et nous serrons nerveusement les grenades antichars et les mines magnétiques qui nous ont été distribuées.
Au Pak que nous protégeons, Olensheim, Ballers, Freivitch et d’autres sont prêts à manœuvrer la pièce. La neige qui tombe diminue la visibilité. Une S.M.G. vient d’ouvrir le feu au nord. Les monstres grondent et restent invisibles. Au nord, le combat enfle rapidement. Les éclairs sont visibles malgré les tourbillons blancs et la nuit qui s’abat très vite. Le jappement bref des antichars cingle la plaine et se répercute d’une façon curieusement étouffée. Les grondements montent et soulèvent les poumons. De longues flammes courent horizontalement. D’autres, au contraire, grimpent à la verticale et embrasent par étages les masses de neige tourbillonnantes. Le rugissement des tanks en pleine accélération défonce la nuit et les tympans. Cinq monstres imprécis surgissent, roulant parallèlement à notre ligne de défense. Déjà nos camarades de la pièce antichar tirent avec précipitation. Wiener serre avec sang-froid la crosse du F.M. contre son épaule. Moi je suis raide de mille terreurs indescriptibles. Des éclairs jaunes crépitent sur l’avant des T‑34 dont les tourelles sont orientées vers nos lignes. Cinq obus ont déjà tracé des traits blancs et nos camarades de l’antichar ont vu leurs coups rester sans effet.
Un char longe en grondant la position. Il va passer à dix mètres de nous. Un ululement se distingue à travers le fracas. Une fusée de Panzerfaust éclate sur le flanc du monstre. Son allure ralentit et une fumée dense et noire que le vent rabat vers le sol s’échappe par les moindres interstices du Panzer. Les capots s’ouvrent et claquent sur la tôle. Des cris montent et sont immédiatement couverts par une formidable explosion. La tourelle se disjoint. Les lambeaux des hommes restent suspendus à la ferraille désarticulée et prennent des tons allant du pourpre à l’or. Aucun cri de victoire ne retentit. Le jappement du Pak cingle au-dessus de notre trou. Un des obus vient de trouver un joint sur l’arrière d’un autre blindé qui s’empanache de fumée à son tour. Les cartouches courent enfin en mes mains. Tout ce qui s’échappe des engins immobilisés est impitoyablement abattu. Nous soufflons un instant. Les incendies illuminent le théâtre des opérations. D’autres chars surgissent, nous avons le temps de les voir de plus loin. L’un d’eux roule derrière notre ligne. Nous sentons nos cheveux se hérisser à mesure que le char fonce sur nous. Les gars de l’antichar parent au plus pressé. En trois secondes la pièce est braquée vers le monstre. Un coup part simultanément et éclate sur le tablier avant de l’ennemi. Sous le choc, son moteur cale presque, puis hurle, il semble débrayé. À droite, dans le même temps, deux lueurs éblouissent et provoquent une explosion retentissante. Un autre char tire sur notre position au canon. La terre vole par gros blocs alentour.
Je ne sais plus ce qui arrive. Le char de droite s’embrase à son tour et gémit de tous ses rivets.