La jeune recrue et moi-même, appartenions à un autre régiment mais à deux compagnies différentes. Un peu avant que le jour ne cède sa place au crépuscule, les 14 types cités trouvèrent leur unité d’une façon aussi inattendue que les précédentes. Nous restâmes, le nouveau et moi, sur le chemin verglacé qu’avaient tracé les allées et venues des troupes présentes. Fébriles d’inquiétude nous poursuivîmes notre route approximative. Nous traversâmes un bled presque abandonné dont le nom se terminait par ievo. Des gosses accoutrés à la diable nous regardèrent passer. Nous nous sentîmes gênés et apeurés.
La direction qu’on nous avait indiquée obliquait légèrement vers le nord-ouest, et tant que durait le jour nous cherchions à faire des points de prolongement sur le plus petit monticule ou la moindre anomalie, que notre bonne volonté décelait subjectivement sur l’étendue infinie. Nous laissions les reliefs du front sur notre droite.
Rapidement, le brouillard crépusculaire rattrapa nos déductions de naufragés et la grisaille impénétrable nous isola totalement. Malgré mon jeune âge, la force des choses me fit sentir que c’était à moi de décider. L’autre d’ailleurs me regardait avec des yeux interrogateurs. Je suggérai donc de creuser hâtivement un trou assez profond pour bloquer correctement nos deux toiles de tente réunies et nous faire un abri pour affronter la longue et terrible nuit. Affolé, l’autre prétendait qu’il valait mieux continuer.
— Notre régiment n’est peut-être plus loin, disait-il.
— Tu es fou, rétorquai-je. Comment veux-tu te diriger dans ce néant ? Nous nous égarerons à coup sûr et finirons dévorés par les loups.
— Les loups ?
— Oui, les loups et ce n’est pas le pire en Russie.
— Mais… mais ils peuvent aussi venir ici.
— Ça se peut, mais derrière la tente, ils n’oseront pas. Et puis, le cas échéant, nous les accueillerons à coups de fusil.
— Cela revient au même. En plus, demain, nous aurons oublié les indications, sur notre itinéraire.
— Nous suivons une sorte de chemin, nous le reprendrons demain matin, un point c’est tout. Crois-moi, c’est le plus raisonnable.
Je persuadai mon compagnon et nos pelles-pioches entamèrent la terre durcie par le gel. Nous avions à peine commencé que monta un ronronnement précis.
— Un moteur ! m’écriai-je.
— Oui, un moteur, un camion vient sûrement par ici.
— Un camion ! tu parles ! On entend grincer les chenilles d’ici !
L’autre me regarda. Il surprit mon émoi et questionna rapidement :
— Un char ? un char allemand ?
— Je n’en sais rien, bon Dieu !
— Mais nous sommes derrière le front tout de même !
— Derrière le front ! Oui… il paraît…
Il n’y a rien de plus emmerdant qu’un type qui ne plonge pas tout de suite dans le coup. Il faut lui donner des explications au moment où tout se réduit à des gestes instinctifs.
— Qu’allons-nous faire ? persistait-il.
— Nous sauver, nous éloigner tout au moins de la piste et nous dissimuler dans quelque trou de neige.
Je mettais déjà l’idée à exécution. Le bruit grandissait. Le monstre d’acier demeurait invisible et d’autant plus terrible. Rien de meilleur pour tordre les boyaux. Nous attendîmes un temps qui nous parut démesuré, puis la silhouette trapue du tank se dessina. Il semblait glisser sur la steppe, sans heurt mais avec un bruit infernal. Je scrutai un moment les ténèbres afin de mieux distinguer. Puis, mû comme par une force mystérieuse, je me redressai et avançai précautionneusement, abandonnant mon compagnon fort surpris. Finalement il me rejoignit avec un regard angoissé.
— C’est un Tigre, un des nôtres, fis-je. Il faut le rejoindre.
— Oui, allons-y !
— Prudence. Il pourrait nous prendre pour des bolcheviks.
— Il nous faut le rattraper : il nous emmènera.
— Très juste.
Nous nous mîmes à gueuler comme des sourds en courant tout de même vers le char avec une certaine anxiété. Le bruit du Panzer couvrait nos beuglements. Il passait et s’éloignait déjà.
— Ramasse ton bordel, gueulai-je à la recrue. Cavalons derrière, il faut le rejoindre.
Nous nous mîmes à courir sur les traces du blindé. Il avançait au ralenti mais tout de même plus vite que nous. Nous étions déjà époumonés. Je me rendis vite compte que nous ne pourrions jamais le rattraper. Je décidai de jouer le tout pour le tout. Empoignant le mauser, je lâchai une balle dans le brouillard qui nous masquait presque le char. C’était dangereux ; l’autre, se sentant attaqué, aurait pu balayer les alentours de ses armes automatiques redoutables.
L’engin stoppa. Ceux qui le montaient avaient perçu la détonation. Nous nous mîmes à gueuler
— Vous n’êtes que deux ? lança-t-il lorsqu’il nous eut distingués, que foutez-vous ici ?